Entretien avec EMILIE RENARD, directrice de Bétonsalon

Par Francoise Docquiert19 novembre 2021In 2021, Revue #27, Articles

 

Après avoir été curatrice associée de la Triennale de Paris de 2012, directrice de La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, autrice associée à La Criée de Rennes, Emilie Renard a pris, depuis janvier 2021, la direction du centre d’art et de recherche Bétonsalon, situé au sein de l’Université de Paris dans le 13earron­dis­se­ment.

 

Quelle politique voulez-vous mener pour ce centre d’art ?

Je veux prendre appui sur la capacité de l’art à agir au sein des structures sociales et de l’imaginaire, à transformer perceptions personnelles et représentations collectives. Dans une approche féministe intersectionnelle, je suis attentive aux rapports de pouvoir qui opèrent au sein des institutions et des collectifs en distribuant les rôles et en hiérarchisant les pratiques. Je m’efforce de relier ce qui est habituellement séparé : le travail de l’art et son administration, les pratiques artistiques et de médiation, les états majoritaires et les états minoritaires, l’histoire de l’art et les cultures politiques.

Je vise également à faire de Bétonsalon un espace dédié aux expérimentations, un temps pour l’expérience artistique par des résidences au long cours, ainsi qu’une caisse de résonnance pour les réflexions des acteur·rice·s des arts visuels et cela au sein d’une structure culturelle éthique et solidaire. Ce qui veut dire s’engager sur le terrain social du travail de l’art. Ce qui veut dire aussi faire de la recherche en art une qualité spéciale, un espace pour une recherche imprévisible qui ne suive pas des scénarios préétablis.

 

Notre proximité avec l’université de Paris nous permet de créer des passerelles entre les laboratoires de recherche, les étudiants et les artistes pour qui la recherche est centrale dans leur pratique, avec un conseil scientifique à l’appui. Il s’agit pour moi de faire vivre un projet au contact d’un lieu d’art déjà très spécifique, d’un quartier de Paris atypique, situé aux abords du Grand Paris.

 

Enfin, je m’appuie sur les droits culturels pour chercher comment l’art peut-il entrer en contact avec des personnes qui participent à l’élaboration d’une œuvre ou encore d’un programme pour en définir des usages du centre d’art encore imprévus. C’est ce qu’on développe notamment avec la facultad, une expérience au long cours, menée par les artistes Myriam Lefkowitch et Catalina Insignarès en résidence au Centre d’Hébergement d’Urgence pour Migrants – Emmaüs à Ivry lors de laquelle elles cherchent à adresser dans une approche globale des corps, les expériences de déplacement, associant leur pratique artistique avec les personnes en exils et les professionnel·les qui les accompagnent.

J’essaie de construire une programmation ouverte, qui offre une place aux publics et structures de proximité.

 

Nous démarrons une résidence de Simon Ripoll-Hurier dans le collège voisin avec les internes, c’est le seul internat public à Paris, qui, partant de leurs observations de phénomènes à peine visibles, souterrains ou informes et nocturnes élaboreront collectivement une fiction sous la forme d’un film d’anticipation ancré dans le quartier.

Comment avez-vous démarré votre programme en cette première année ?

J’entame ce programme, avec trois expositions traversées d’évènements parallèles, workshops, rencontres, lectures, performances, et aussi des résidences, fondé sur le corps comme un support pour la sensibilité, pour une pluralité de sensibilités. Le corps représenté mais aussi celui des visiteur·euses est le prisme par lequel s’élabore un savoir expérientiel, c’est-à-dire un savoir articulé à l’expérience sensible.

C’est, il me semble, ce que l’art peut apporter de spécifique. Je cherche à élaborer un propos, un discours, à préciser un langage qui s’accorde à cette expérience esthétique. Je ressens une certaine usure des discours sur l’art.

En contre point, j’essaie d’être au plus près de ce que nous font les œuvres et j’avance dans le programme pas à pas, en tentant de ne pas trop anticiper, ni faire trop d’effets d’annonce.

La première exposition ouverte en mai cette année s’appelait Le Corps fait grève : elle s’inspirait d’une fable de La Fontaine, Les Membres et l’Estomac, éditée en 1668, où les mains, les jambes et les pieds, fatigués de travailler, décident de se mettre à l’arrêt. Elle réunissait les œuvres de quatre artistes Babi Badalov, Hedwig Houben, Amie Barouh et Florian Fouché, tous sensibles à des expériences de corps affaiblis, empêchés, marginalisés ou rendus invisibles.

Parallèlement, j’ai passé commande de deux œuvres permanentes in situ pour Bétonsalon. Sylvie Fanchon est intervenue sur les vitres extérieures, tandis que Romain Grateau a conçu une bibliothèque qui permet désormais de consulter sur place les livres du fonds du centre d’art.

L’exposition en cours, Le Pli du Ventre cosmique, prolonge cette réflexion sur le corps avec Jagna Ciutchta qui développe une pratique éminemment picturale et profondément vivante. J’ai rencontré Jagna en 2015 et j’ai déjà fait plusieurs projets avec elle : j’aime ces compagnonnages au long cours avec des artistes et ces relations de confiance offrent une certaine précision et liberté d’expérimentation. Jagna fait de l’exposition son médium et à Bétonsalon, elle a invité vingt artistes de générations et parcours très différents, professionnel·les ou amateur·rices, pour lier avec elles et eux une grande diversité de relations, de la cocréation à une présentation qui oriente le regard sur l’œuvre. Ici, le ventre comme lieu des désirs, de la digestion, des affects est traversé par son milieu poreux aux autres, à l’animal, au végétal.

Avec cette sorte de confusion des frontières et des catégories qui opère à différents niveaux dans cette exposition, les identités individuelles se mêlent au sein d’un ensemble plus vaste et les œuvres des vingt artistes existent « avec toutes les autres choses que contient ce grand sac, ce ventre de l’univers » comme l’écrit Ursula K. Le Guin, dans La théorie de la Fiction-Panier (1988) chère à Jagna. En invitant Jagna, je cherchais à ouvrir la responsabilité de l’invitation et observer ces immixtions d’une artiste-curatrice à d’autres artistes. Mon souhait était que Bétonsalon retrouve comme la souplesse originelle du béton pour se lover dans les plis d’un ventre immense cosmique.

 

Enfin, au printemps 2022, c’est Anne le Troter, lauréate de la bourse ADAGP, avec la bibliothèque Kandinsky, qui fera une exposition solo. C’est une artiste qui travaille la voix, les sonorités et le texte. A partir de l’immense fond photographique d’œuvres d’auteurs et d’autrices non-identifié·es du fonds Marc Vaux, elle prépare une fiction radiophonique dans laquelle ces auteurs et autrices anonymes animeront une radio médico-sociale et où, par leurs prises de parole, dans la tessiture de leurs voix, ils et elles composeront une nouvelle identité transhistorique.

 

Enfin, si le corps sensible guide le programme pour cette première année, par la suite, avec une exposition solo de l’artiste allemande Judith Hopf, j’ouvrirai à l’architecture environnante de ce nouveau quartier.

 

 

 


 

Le pli du ventre cosmique

Jusqu’au 27 novembre

 

Anne Le Troter

Au printemps 2022

 

Bétonsalon – centre d’art et de recherche

9 Esp. Pierre Vidal-Naquet, Paris 13e