Entretien avec Elfi Turpin, directrice du CRAC Alsace

 

 

Alors que le CRAC Alsace à Altkirch vient d’être labellisé Centre d’art contemporain d’intérêt national, je rencontre sa directrice Elfi Turpin qui revient du Portugal où elle est la co-commissaire de la Biennale de Coimbra dans le cadre de la Saison France-Portugal. L’exposition de l’artiste portugais Pedro Barateiro, Love Song, traite des stratégies de pouvoir et de domination à l’ère de l’ultra-libéralisme. L’artiste suivant sera le brésilien Jonathas de Andrade.

La genèse de l’exposition de Pedro Barateiro

J’avais déjà invité cet artiste à deux reprises : d’une part lors de l’exposition collective IL PLEUT, TULIPE et d’autre part lors de l’exposition collective Der Leone Have Sept Cabeças  en 2014 avec Filipa Oliveira, commissaire basée à Lisbonne avec qui je partage une grande complicité artistique. Dans le cadre de la saison France-Portugal, nous avons initié ensemble un projet de collaboration entre le CRAC Alsace et la Casa da Cerca, centre d’art dédié au dessin de la ville d’Almada, situé en face de Lisbonne. Pedro Barateiro étant natif d’Almada, nous avons cherché à savoir comment ce centre d’art avait pu avoir une influence sur sa vocation artistique, ou de façon plus générale, comment un centre d’art dans une ville pouvait stimuler l’imaginaire d’un·e artiste en devenir. Le projet était de déployer une exposition coproduite entre la Casa da Cerca à Almada et le CRAC Alsace à Altkirch. L’exposition a eu lieu dans une première version à Almada en septembre 2020 et en raison de la crise sanitaire, a dû être décalée dans sa deuxième version en mars 2022 à Altkirch.  Cela a ainsi permis à l’artiste de réfléchir, de poursuivre ce travail de rétrospection et d’inclure dans la version française des œuvres d’autres artistes qui sont important·es pour lui – notamment une série de photographies réalisées par Màrio Varela Gomes qui a documenté la Révolution des Œillets, et la prise par le peuple du Bureau de la Censure, comme en témoignent ces images de personnes qui jettent par la fenêtre des documents censurés qui volent au vent. Cette action – faire voler des feuilles de papier – a été engagée à plusieurs reprises par Pedro Barateiro lorsqu’il était très jeune artiste, sans qu’il se souvienne de l’origine politique de ce geste. Autre œuvre essentielle pour lui, le dessin d’Aurélia de Souza, une sorte de somnambule qui marche sous une lune maléfique. Aurélia de Souza est l’une des rares artistes femmes au début du XXe siècle à avoir occupé et revendiqué une place dans l’art et à avoir exposé de son vivant au Portugal.

Le point de départ de l’exposition Love Song

Le point de départ est la vidéo Mon corps, ce papier, ce feu, également présentée à la Casa da Cerca au Portugal. Elle est réalisée à partir d’une performance de Pedro et s’appuie sur des images de la télévision portugaise documentant les premières manifestations étudiantes de la jeune démocratie contre le paiement des frais universitaires, dans les années 1990, 20 ans après la Révolution des Œillets. Ces manifestations ont été violemment réprimées. Pedro revient sur cette violence, sur la question de la répression, de la censure, mais aussi de l’invisibilisation et de l’injonction au silence de cette jeunesse. Il relie cet évènement à l’arrivée des antidépresseurs dans notre monde néolibéral. L’artiste a pu également déployer un ensemble d’œuvres produites par le CRAC Alsace, liées aux questions soulevées par cette vidéo. Nous avons ainsi réalisé un travail d’accompagnement au long cours avec l’artiste.

 

Comment s’explique ce prisme lusophone au CRAC Alsace ?

En effet nous avons eu l’occasion de développer des projets et des relations avec des artistes, des institutions et des commissaires lusophones vivant au Brésil ou au Portugal, car cela rejoint l’un des axes de recherche du centre d’art qui s’inscrit dans une exploration de la « colonialité » et de ses enjeux ici en Alsace, au cœur de l’Europe.

Retour sur la Biennale de Coimbra

J’étais invitée à assurer le co-commissariat de cette Biennale avec Filipa Oliveira. C’est la 4ème édition de cette biennale dans la ville universitaire de Coimbra, l’une des plus importantes et anciennes d’Europe. Nous avons exploré la relation au savoir et à sa construction dans le contexte spécifique de Coimbra, en nous intéressant à la nuit comme espace de liberté et de résistance. L’exposition s’intitule Minuit et réunit une quarantaine d’artistes et/ou collectifs. La grande majorité des projets sont présentés dans un ancien monastère, un immense bâtiment, l’un des plus grands du Portugal, initialement construit pour les Sœurs Clarisse, puis laissé vacant à la fin du XIXème, et récupéré par l’armée qui en a fait le centre d’enrôlement de cette région du Portugal. C’est un contexte architectural historique très fort auquel nous avons invité les artistes à se confronter.

L’exposition prochaine avec Jonathas de Andrade

Le commissariat de cette exposition est assuré par Luis Silva et João Mourão, fondateurs de la Kunsthalle Lissabon et commissaires cette année du Pavillon Portugais à la Biennale de Venise. Jonathas de Andrade est un artiste brésilien originaire de la région de Recife avec qui les commissaires entretiennent une longue relation de travail. Ils ont proposé de développer un projet de monographie, l’artiste n’ayant pas eu jusqu’à présent l’opportunité d’une exposition personnelle d’envergure de ce côté de l’Atlantique. C’est un partenariat que nous avions initié il y a un moment et qui s’est trouvé ralenti par la crise sanitaire. L’exposition va ouvrir pendant la foire de Bâle autour d’une réflexion sur la construction sociale des corps et de la masculinité, en particulier dans le Nordeste du Brésil. Elle va réunir un corpus d’œuvres important à un moment décisif de la carrière et de la visibilité de l’artiste. Elle offre une vision curatoriale très précise de son travail  et devrait connaître une itinérance au MAAT – Musée d’Art, Architecture et Technologie, à Lisbonne en janvier 2023.

Quelles synergies déployez-vous sur le territoire ?

Elles sont nombreuses sur tout le territoire avec les centres d’art, résidences, lieux d’exposition du Grand Est, mais aussi avec des acteu·rices  issu·es du champ social, médical, associatif, au-delà du champ culturel. C’est une dimension très importante du centre d’art qui développe des projets incluant différents publics au processus de création. De plus, nous avons la spécificité d’être situé·es sur un territoire de frontières, ce qui implique de stimulantes relations transfrontalières, notamment avec Bâle, où les artistes et les institutions sont très nombreux·es.

 


INFOS :

 

Love Song, Pedro Barateiro

jusqu’au 15 mai

CRAC 18 Rue du Château, 68130 Altkirch