Camille RICHERT, tutrice pédagogique du prix Sciences Po : Entretien

Pour cette dixième édition le thème de la Succession est bien trouvé ; comment parvient-on à une thématique aussi intéressante ? Est-ce que l’on oriente les élèves dans le choix du propos?  Quelles seraient les thématiques à éviter ?

 

Il s’agit d’un prix étudiant qui se doit d’être à la hauteur de l’image de Sciences Po : un prix de qualité qui puisse fédérer des étudiants qui sont intéressés par l’art contemporain, mais qui n’auraient pas encore le recul professionnel requis. Suivre la ligne du Prix c’est avoir une thématique qui leur tient à cœur, comme celle de la succession, car elle inclut les questions d’écologie, mais également de renouvellement de la scène artistique et de perpétuation d’un projet fort de neuf éditions précédentes dont il faut inventer la continuité. Parfois on oriente les élèves, mais le but est qu’ils tiennent à leur thème. Il n’y a pas de thèmes tabous ; en revanche, on veille à privilégier des sujets suffisamment larges qui puissent être embrassés par un certain nombre de lectures par les artistes et qui recoupent les intérêts des étudiants.

 

Comment s’opère la présence d’artistes dans le jury de sélection ? Je note une Succession dans la présence en son sein d’Ève Chabanon lauréate de l’année précédente : a-t-elle suggéré des pratiques, des noms ou quelles autres suggestions ?

 

Les équipes étudiantes bénéficient d’une autonomie dans le choix des membres des comités de sélection et des jurys, à qui elles délèguent la responsabilité de porter des choix engagés.

À l’avenir, il pourrait être en effet intéressant d’avoir plus d’artistes dans les jurys, comme Minia Biabiany, lauréate du Prix Sciences Po 2019, à l’image de la participation au comité de cette année d’Ève Chabanon, lauréate 2018. Les artistes sont très au fait de ce qui passe sur la scène artistique. Ils apportent une vision complémentaire à celle des autres membres des comités et jurys, en soulignant la singularité des travaux de celles et ceux avec qui ils ont passé beaucoup de temps à l’occasion de leurs études, de résidences et d’expositions.

La sélection de l’édition 2019 s’est opérée sur 337 dossiers. Chaque membre a reçu une série de propositions, et chaque proposition a été examinée par deux membres différents qui présentent devant toutes et tous les dossiers qui ont retenu leur attention. La sélection finale est ensuite décidée collégialement par tous les membres du comité de sélection.

Quand les membres du comité de sélection, puis du jury, procèdent à ces choix, ils disposent de la liberté de soutenir des pratiques peu présentes en France : ce sont précisément ces pratiques non-majoritaires qui intéressent le Prix Sciences Po. Plus qu’un risque, c’est un engagement que de soutenir des pratiques discrètes, peu visibles, qui pourraient gagner en ampleur et en reconnaissance par une sélection dans un prix. Le Prix est engagé à plusieurs égards : paritaire aussi bien dans le jury que dans les artistes sélectionnés, il reflète, autant que faire se peut, la diversité de la société. Tel est ce qui contribue à la spécificité, à l’identité et à la qualité du Prix Sciences Po. C’est ainsi que nous avons primé, deux années de suite, des artistes femmes, d’origine française dont la pratique se développe essentiellement à l’étranger et dont le Prix souhaite se faire l’écho en France.

 

À votre avis d’où cette liberté et cette confiance prennent-elles leur origine ?

 

Lorsqu’en 2017 on m’a proposé, en tant qu’historienne d’art rattachée au Centre d’histoire de Sciences Po, d’encadrer le Prix, je me suis tout de suite aperçue que les équipes étudiantes bénéficiaient de huit années d’une confiance établie et acquise au fur et à mesure des éditions auprès de tous les acteurs de Sciences Po. La direction, le personnel enseignant et administratif et les étudiants sont curieux de la présence de l’art contemporain dans les lieux. Le directeur de l’école, Frédéric Mion, accepte chaque année la présidence d’honneur du Prix et a fait l’amitié cette année d’accorder à l’équipe étudiante une longue visite commentée de l’exposition. Il faut aussi noter que les étudiants de l’école votent massivement pour le Prix du Public, preuve de leur engagement. Ainsi, la confiance et l’intérêt accordés par l’école sont, il me semble, ce qui perpétue la raison d’être du Prix Sciences Po. Par ailleurs, je pense que le projet bénéficie d’une double singularité : le fait que Sciences Po ne soit pas un centre d’art, premièrement, et que ce soient des équipes étudiantes issues de toutes formations, en petit effectif, qui mènent le projet avec toute l’intelligence et l’énergie de leur génération. Tout cela donne une tonalité singulière au projet, ainsi qu’une rapidité, une efficacité et une indépendance dans la prise de décisions, ce que les artistes apprécient. Si le projet était davantage bridé, le Prix ne bénéficierait pas des idées nouvelles apportées par chaque équipe étudiante : tout un chacun est conscient à Sciences Po que l’apport des plus jeunes, avec leur capacité à l’étonnement et leurs savoirs, est ce qui rend ce Prix intéressant.

Mais pour continuer à bénéficier de cette confiance de l’institution, il faut avant tout se faire confiance à soi-même. Cela implique de définir une éthique de travail, de se demander ce qu’est le bien agir : cela va de l’adresse aux artistes et aux publics jusqu’à la construction et la gestion du budget, élaboré à partir du mécénat de Vranken Pommery Monopole dont le Prix a bénéficié. Par exemple, il a importé cette année à l’équipe étudiante de mettre en place une rémunération pour chacun des artistes non-lauréats, ce qui a impliqué de faire des coupes sur les postes budgétaires habituels. La France est à ce titre une mauvaise élève – en Allemagne comme dans bien d’autres pays, il ne serait plus pensable de s’exempter de la rémunération des artistes exposés. L’équipe étudiante et moi-même avons tenu à pratiquer cela, avant même la publication récente d’une grille de rémunération minimale des artistes : c’est la preuve, je crois, qu’il fallait en effet faire confiance à nos intuitions au sujet d’un monde de l’art où les artistes sont les premiers précaires. Parmi les étudiants de Sciences Po se trouvent les collectionneurs de demain et il faut veiller à transmettre le respect non seulement de l’art, mais également des artistes. Pour nous, rémunérer les artistes n’est pas une question subsidiaire : on se doit, a minima, d’essayer de faire modèle, notamment au sujet des rémunérations. Et nous aimerions faire plus les années suivantes.

Par ailleurs, le nouveau partenariat avec La Réserve des Arts procède de la responsabilité écologique que de nombreux étudiants de Sciences Po ont à cœur de défendre. Par exemple, lorsque l’équipe a confié la scénographie de l’exposition à Cookies, collectif d’architectes issus de l’agence OMA, elle ne savait pas encore s’il serait possible de la conserver, selon les interventions artistiques qui seraient pratiquées sur les cimaises construites tout spécialement. Finalement, cette scénographie délicate, qui respecte nos lieux classés, et qui est à la fois légère, remodelable et la moins polluante possible pourra être réutilisée l’année prochaine. Si tel n’avait pas été le cas, nous aurions pu nous appuyer sur la Réserve des Arts pour la revaloriser. Produire une exposition n’est pas, écologiquement parlant, un acte anodin.

 

Comment vivez-vous les soucis d’accessibilité à l’exposition ? À l’avenir pensez-vous possible plus de souplesse pour contempler les œuvres exposées dans les locaux de l’Hôtel de Fleury ? 
(L’accès suppose l’inscription au préalable sur le site de l’école. n.d.l.r. )

 

Nous concilions les conditions d’accès à l’école, soumise à des contrôles de sécurité pour des raisons évidentes (nous accueillons notamment beaucoup de personnalités parmi nos intervenants et nos enseignants), et la volonté d’offrir de la visibilité aux artistes que nous promouvons. Pour cela, nous organisons une soirée de vernissage et une soirée de remise des prix ouverte à tous les publics, sur inscription, comme c’est le cas pour beaucoup d’événements d’art contemporain. L’exposition reste accessible pendant toute sa durée sur rendez-vous : il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas dans un centre d’art et que ce sont des étudiants en cours de formation qui organisent ce Prix. Ils accueillent les publics en fonction de leur disponibilité en parallèle de leur formation exigeante. On oublie trop souvent qu’accueillir des publics suppose des moyens humains conséquents : il faut être reconnaissants envers les équipes étudiantes qui font tout pour offrir une qualité d’accès et de médiation qui, à bien des égards, n’a rien à envier à bien des institutions d’art.

 

Pouvez-vous nous dire ce qui vous touche personnellement dans les deux lauréats de cette édition ?

 

Le prix du Public, attribué à Émilie Brout et Maxime Marion, a consacré b0mb, une œuvre vidéo générative d’après un poème de Gregory Corso, accessible en ligne sur un site dédié. Je suis pour ma part de la même génération que ces artistes. Aussi l’imagerie proposée dans leur œuvre me parle énormément : ce flux d’images low def, parfois éculées car très standardisées, surgissant partout sur Internet, me remémore des moments de mon adolescence, quand en prenant possession d’Internet nous accédions à la liberté de faire des requêtes sur n’importe quel sujet, et de voir surgir des réponses et des représentations diverses selon les moteurs de recherche. On a soudainement eu accès à une imagerie qui nécessitait auparavant de voyager ou de se documenter en bibliothèque. Or Internet a sa propre histoire et ses propres conditions de conservation : je trouve très fin de la part d’Émilie Brout et Maxime Marion d’avoir pensé une œuvre qui soit un instantané de la culture visuelle d’Internet en un temps donné. C’est une chose difficilement conservable – et d’ailleurs qui penserait à conserver cela, puisque ces images, prises indépendamment, obéissent à des régimes esthétiques pauvres ?

Quant au prix du Jury attribué à Minia Biabiany, je dois dire avoir été autant émue par la finesse et la qualité matérielle de l’œuvre que par la nécessité actuelle de son propos. Minia Biabiany invente ses propres formes. Son dessin en stop motion progresse selon de subtiles oppositions de couleur, tels de petits pas faits à la craie, le tout soutenu par des ficelles tendues comme des cordeaux, qui aideraient à la construction d’une nouvelle représentation de soi, de son corps. Minia Biabiany évoque par-là les soubassements de l’émergence d’un nouveau regard sur soi. En renouvelant l’imagerie qui fut dessinée par les occidentaux sur les personnes racisées, elle célèbre la réappropriation de ces corps qui furent caricaturés, euphémisés ou bien encore moqués pendant des siècles. Son dessin révèle la reprise de confiance en soi au travers de l’auto-représentation dans laquelle elle se reconnaît enfin. C’est une œuvre que nous sommes fiers d’avoir primée.

 

En quoi est-ce important pour Sciences Po de soutenir une création artistique engagée ?

 

Au même titre que Sciences Po est engagé dans une politique intégrative et inclusive, cherchant à accueillir dans son enceinte la diversité des pensées, des centres d’intérêts et bien sûr des origines sociales, le Prix est pro-actif dans la valorisation de la diversité des artistes et des pratiques. J’aime souvent à citer le titre de cette exposition de Flora Katz et Mikaela Assolent, tenue en 2015 aux Instants Chavirés : « Si nous continuons à nous parler le même langage, nous allons reproduire la même histoire ». Il n’y a pas de petits engagements, et présenter d’autres paroles et d’autres visions que celles auxquelles nous sommes habitués, dans une exposition au sein d’une grande école, c’est, je crois, faire des semis dans les esprits de celles et ceux qui demain s’occuperont de nos institutions culturelles. Pour revenir à la proposition de Minia Biabiany, il a paru évident évident au jury qu’il s’agissait non seulement d’une œuvre proche des préoccupations des étudiants, mais aussi significative de la scène contemporaine artistique française et internationale. Elle est dans la lignée de notre institution ainsi que de la philosophie de notre Prix, dont le but est non seulement de décerner des honneurs, mais aussi de faire connaître le travail de chacun de celles et ceux qui sont sélectionnés et qui apportent à notre société.

 

Par David Oggioni


Infos :

Entretien réalisé dans le cadre du partenariat développé avec Artaïs Art contemporain.