EDGAR SARIN : LE MYSTÈRE DE LA SALLE VOISINE

 

 

« Objectif : Société », le solo show d’Edgar Sarin, actuellement au Centre d’Art Contemporain Chanot de Clamart, est une exposition en devenir. Comme dans ses précédentes expositions personnelles : Un Minuit que jamais le regard, là, ne trouble (2017, Collège des Bernardins, Paris) et Ici : symphonie désolée d’un consortium antique (2017-2018, Centre de Création Contemporaine Olivier Debré, Tours), l’artiste inscrit ses pièces dans des parcours provisoires, remaniés du début à la fin de l’accrochage. Ce jeu de chaises musicales mais aussi d’ajouts et de retranchements continuels est pourtant régi par un principe inflexible de mise en résonance des pièces : le « principe du bon voisin ».

 

Le « principe du bon voisin » a été imaginé par l’historien de l’art allemand Aby Warburg afin de classer les 60.000 volumes de sa bibliothèque Mnémosyne, ouverte au public à Hambourg en 1928. Fruits d’une longue et progressive collecte, les ouvrages étaient toujours placés dans les rayons de telle façon que les visiteurs puissent trouver la plupart des renseignements qu’ils recherchaient moins dans les titres qu’ils étaient venus consulter que dans les livres voisins. Même si ces « bons voisins » changeaient sans cesse, à mesure que la bibliothèque s’enrichissait, ce système de classement, lui, ne changeait pas. Assimilable à cette puissance démiurgique dont Empédocle (philosophe grec du Ve siècle av. J.-C.) disait qu’elle est « comme un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part », le principe du bon voisin faisait de chaque livre un centre de rayonnement dont la force était augmentée par la périphérie indéfinie de son voisinage.

D’une manière analogue, Edgar Sarin propose, avec Objectif : Société, un parcours continuellement revisité, où chaque pièce apporte rétroactivement, en bonne voisine, une intelligibilité des choses qui dépasse celle que livrait la précédente. C’est en procédant de la sorte qu’il donne toute une série de réponses à la question qui lui sert de thème : « comment faire société ? ». Des réponses qui ne se bornent pas à décliner, tout le long des deux salles d’exposition, le truisme : « créer une société, c’est s’entourer de bons voisins », mais résument une réflexion approfondie et originale portée sur le versant économique, spirituel mais aussi géographique des sociétés humaines.

Au centre de la grande salle d’entrée, nous découvrons une haute cheminée conoïdale, modelée dans un matériau « pauvre » : la terre du lieu, du pays de Clamart. Elle nous rappelle que les sociétés humaines se repaissent de mets cuits. A ses pieds, un bol en cuivre est là pour ajouter que boissons et huiles les accompagnent toujours. Tous ces liquides, les hommes les conservent dans des récipients dont l’existence est figurée, sous une forme archétypale, par un groupe d’amphores placées à côté. Elles constituent, avec la cheminée dont elles amplifient la signification, la matrice de la plupart de nos aliments.

Ce coup d’œil rapide jeté sur quelques-uns des impératifs économiques propres aux communautés humaines fait place à une réflexion portant sur leurs objectifs  spirituels. Elle s’amorce par une curieuse peinture abstraite noire reposant sur un tabouret. Le tableau est peint sur bois « en négatif », entièrement recouvert de peinture noire à l’exception de son « sujet », deux taches gardant la couleur lumineuse du support d’origine. L’installation nous invite à inverser la pente naturelle de notre attention en la dirigeant vers l’arrière-plan du fond obscur. En s’y employant, on distingue le contour d’une niche renversée – comme dans les lentilles d’un appareil photographique. La niche est l’un des motifs-signatures favoris de notre artiste, par lequel il illustre le sacré (comme dans Vierge à la colonne, entre quantité d’autres exemples).

Sur le point de quitter la première salle, nous jetons un regard rétrospectif et nous revoyons luire le bol en cuivre aux pieds de la cheminée. Sous cet angle, il évoque un objet de culte, rappelant que la cheminée n’est pas seulement un outil économique mais aussi un moyen de communiquer, par la fumée des sacrifices, avec les dieux du ciel. Nous voilà avertis : dans la seconde salle de l’exposition, nous découvrirons les mystérieux objectifs spirituels qui animent nos sociétés.

Le seuil franchi, nous nous trouvons face à une maison longitudinale, longue, très longue, modelée, comme la cheminée voisine, en « terre de Clamart », dans un style rappelant l’arte povera. Sur ces murs commencent déjà à « bourgeonner » de petites interventions réalisées par l’artiste en cours d’exposition : une niche, une statuette figurant une divinité du foyer, une amphore, un mètre-étalon. L’architecture repose sur des colonnes à moitié enterrées, dont on distingue bien les chapiteaux, et ferait référence à un temple ou panthéon des déités infernales, contrairement à la cheminée de la salle voisine qui s’élance vers le ciel des divinités paradisiaques.

Suspendue entre paradis et enfer (normes du bien et du mal), cette maison laisse deviner la présence d’une entité métaphysique, spirituelle, enfouie dans ses murs. Du reste, Edgar Sarin l’intitule Kaaba, titre par lequel il nous encourage à la considérer comme un foyer de spiritualité autour duquel nos pensées doivent tourner. Nous comprenons que pour former une société, il faudrait non seulement ériger une structure économique mais aussi bâtir une habitation pour nos pensées, nos valeurs – un « espace de pensée » (Denkraum), comme celui qu’Aby Warburg avait tenté d’ouvrir dans sa vaste bibliothèque.

Cependant cette demeure spirituelle, avec les incommensurables perspectives qu’elle ouvre aux élans de nos pensées – et qui ne sont pas sans rappeler les décors des « peintures métaphysiques » de Giorgio de Chirico –, n’a pas, historiquement parlant, plus de valeur que son assise matérielle économique, mais aussi géographique. En effet, malgré toutes les surprises que l’auteur de l’exposition nous réserve encore, il ne laisse planer aucun doute sur son dénouement. La terre, de la maison et de la cheminée, retournera dans le terrain de Clamart d’où elle a été extraite. C’est donner à entendre que, parallèlement à l’histoire événementielle linéaire de l’exposition, qui reflète en grande partie nos aspirations spirituelles, se déroule une histoire cyclique, au pas plus lent, qui a aussi sa dignité : une histoire géographique, faite d’émergences et de collapses successives, dont le concept est explicité par Fernand Braudel dans son livre La Méditerranée, publié en 1949.

Un ouvrage qui a d’ailleurs inspiré le groupe de recherche éponyme, dont notre artiste est l’un des membres fondateurs. Ce regard, porté sur la triple historicité spirituelle économique et géographique des objets qu’il crée et agence, est l’une des grandes originalités d’Edgar Sarin.


Infos

Centre d’art Contemporain Chanot

33 Rue Brissard, 92140 Clamart

Exposition « objectif société » d’Edgar Sarin

Commissaires: Madeleine Mathé avec Guilhem Monceaux.

du vendredi 8 janvier au 21 février 2021

www.cacc.clamart.fr

www.edgarsarin.fr