Doria Tichit, directrice de L’ahah
L’ahah, association à but non lucratif, créée en 2017 par Pascaline Mulliez et Marine Veilleux et répartie sur 3 lieux (Paris Belleville et Grand Paris Sud), est une plateforme d’accompagnement, de ressource et de diffusion. Depuis son ouverture au public en 2018, L’ahah a proposé plus d’une vingtaine d’expositions dans ses espaces parisiens, 2 hors-les-murs et 44 évènements. Sa directrice Doria Tichit me reçoit à l’occasion du solo show de l’artiste britannique Vincent Hawkins, Planet and Satellites.
Marie de la Fresnaye : Quels sont les enjeux et paris pris scénographiques pour le solo show Vincent Hawkins ?
Doria Tichit : Avec cette double exposition, nous souhaitons mettre en lumière les différents déploiements de la pratique picturale de l’artiste. Planet & Satellites réunit ainsi pour la première fois en France des œuvres sur papier, sur toile et également sur bois.
Son travail sur papier est connu en France. Il a par exemple été montré à l’Art dans les Chapelles en 2022. Ses œuvres sur toile ont cependant été peu vues jusqu’à présent. En réunissant peintures à l’huile et à l’acrylique et œuvres peintes pliées sur papier, l’exposition dévoile la tension qu’explore sans relâche l’artiste entre ce qui est caché et révélé, durable et éphémère, fini et inachevé, sur le point de s’effondrer. L’accrochage et le dialogue des œuvres dans l’espace sont essentiels pour Vincent Hawkins. Pendant une semaine, il s’est confronté aux deux espaces, L’ahah #Griset et L’ahah #Moret. Ce temps long de montage lui a permis de tester, s’approprier les lieux, de travailler des œuvres.
M.D.F. Comment l’avez-vous découvert ?
D.T. Il faut remonter au moment de la création de l’association par Pascaline Mulliez et Marine Veilleux et à ce qui fut l’origine du projet. En 2016, les fondatrices, toutes les deux galeristes, décident de sortir des mécanismes du marché de l’art et de fermer leur galerie. Elles partent alors pendant un an à la rencontre de différents artistes et acteurs de la vie culturelle pour dresser un état des lieux et imaginer une relation autre aux artistes et à l’élaboration d’une œuvre. L’association a pour vocation d’accompagner des artistes plasticiens sur le long terme et d’œuvrer au rayonnement de leur pratique. Certains artistes, qui avaient été représentés par les deux galeries, ont choisi de les suivre dans cette aventure. C’est ainsi que Marie Cantos qui a co-dirigé l’Ahah avec moi de 2018 à 2022, avons fait la connaissance de Vincent.
M.D.F. Quel est l’ADN de L’ahah ?
D.T. L’association propose donc à des artistes plasticiens un accompagnement multiforme, personnalisé, sur une période longue. Plus qu’un accompagnement, c’est un véritable compagnonnage. Cet engagement dans la durée nous permet de développer des outils spécifiques adaptés à leur pratique (expositions, publications, collaborations etc.) et d’œuvrer au rayonnement de leurs recherches. Et surtout de travailler ensemble, en respectant la temporalité de chacun.
L’ahah est aussi un lieu de dialogues et d’échanges. Nous proposons une programmation transdisciplinaire : des conférences thématiques, des projections de films, des tables rondes, des performances. L’ahah s’enrichit de ces multiples rencontres et ces dernières façonnent nos actions. Le projet évolue de façon organique au contact de ceux qui y participent : les artistes, bien sûr, les complices qui y interviennent, le public, le bureau, l’équipe – composée actuellement de quatre personnes.
M.D.F. Quel est le profil des artistes ?
D.T. Aucun critère de medium, d’appartenance géographique ou d’âge n’a présidé à la formation du premier groupe d’artistes. Nous ne mettons pas en place d’appels à candidature. Nos collaborations sont le fruit de rencontres et d’invitations. Nous cherchons à construire une complicité qui se déploie dans le temps ; une notion cardinale de l’association. Donner du temps, prendre le temps en sont les maîtres mots. Nous cheminons ensemble et nous ne revendiquons pas d’exclusivité dans ce lien.
M.D.F. Quel est le financement de L’ahah ?
D.T. L’ahah est rattachée à la fondation Tiqitaq, sous l’égide de la Fondation de France, qui soutient des actions dans le champ artistique mais aussi dans le champ social et de l’éducation. Ce don pérenne nous permet de développer des projets qui s’inscrivent sur le temps long. Pour des projets spécifiques, nécessitant, par exemple, des aides à la production, nous cherchons d’autres financements, du mécénat en nature ou de compétences.
M.D.F. Quels sont les différents espaces à la disposition des artistes ?
D.T. Mue par l’envie de donner aux artistes plasticiens des outils tels que des espaces pour travailler, chercher et montrer leur travail, l’association s’est dotée, dès sa création, de trois lieux aux fonctions et qualités bien distinctes. Dans les espaces dits L’ahah #Griset et L’ahah #Moret, situés dans le 11ème arrondissement de Paris à quelques mètres l’un de l’autre, se déploient les expositions et la programmation. À Ris Orangis, #laRéserve est, quant à elle, consacrée à l’expérimentation, avec des ateliers et un grand hall de 200 m² où les artistes peuvent expérimenter des dispositifs d’exposition, produire des pièces de grande envergure, réaliser des projets personnels ou collectifs… et pourquoi pas un jour proposer des expositions ! Désireux de nous inscrire dans ce territoire, nous espérons également pouvoir développer, à partir de ce lieu atypique, des collaborations avec différents acteurs locaux.
M.D.F. Comment se construit la programmation ?
D.T. L’année s’articule autour de trois temps de monstration : d’octobre à décembre, de fin janvier à mars et de fin avril à juin. Des expositions distinctes peuvent se déployer dans nos deux espaces #Moret et #Griset ou une même proposition peut investir les deux lieux, comme c’est actuellement le cas avec celle de Vincent Hawkins. Loin de vouloir enfermer dans des formats convenus, les artistes accompagnés, ayant déjà bénéficié d’une exposition personnelle dans nos murs, peuvent, s’ils le souhaitent, proposer une exposition « carte blanche ». Anne-Charlotte Yver fut la première à s’en saisir. Elle assura le commissariat du solo show de Naoki Miyasaka au printemps 2022. Puis ce fut au tour du duo de photographes Lena Amuat & Zoë Meyer. Elles firent dialoguer leurs œuvres avec celles de la sculptrice Simone Holliger. Au printemps 2023, nous aurons les cartes blanches de Charlie Boisson et Jean-François Leroy, deux artistes que nous suivons depuis 2018. Jean-François Leroy a invité deux autres artistes, Jacques Julien et France Valliccioni, afin qu’ensemble ils conçoivent un dispositif global à L’ahah #Griset. Charlie Boisson, quant à lui, a choisi de confier L’ahah #Moret à l’artiste peintre Jonathan Pornin.
M.D.F. Vous avez également développé un pôle édition?
D.T. Depuis sa création, L’ahah a initié un projet éditorial dans le but, de prolonger la rencontre avec l’œuvre d’art. Le premier ouvrage des éditions de L’ahah a été publié en 2021 : une monographie consacrée à l’artiste franco-argentin Ernesto Riveiro. Nous accompagnons également les artistes, notamment Enrico Bertelli, dans leurs projets d’édition ou encore nous recueillons leur vision, comme ce fut le cas, par exemple, avec Jeffrey Silverthorne qui nous a tristement quitté l’année dernière. Notre attachement à l’édition se traduit également par l’accueil de lancements de revues, de livres d’artistes, de collections etc. portés par d’autres. Le 11 février dernier, nous accueillions ainsi le peintre Jérôme Boutterin qui revenait sur les coulisses de sa monographie avec deux des contributeurs, la paysagiste Catherine Mosbach et l’artiste et commissaire d’exposition Antoine Duchenet.
M.D.F. Quelles synergies ?
D.T. Nous faisons partie du Grand Belleville, un réseau qui réunit les lieux d’art du nord-est parisien, et nous participons, dans ce cadre, à des actions collectives, comme la Belleville Night. Il nous semble essentiel d’inscrire le projet sur un territoire, de participer à l’élaboration d’un maillage artistique, de créer des résonances. Nous sommes très enthousiastes à l’idée de développer des collaborations avec d’autres structures. Nous avions ainsi collaboré en 2022 avec le Frac Occitanie Montpellier et le Jardin antique méditerranéen de Balaruc-les-Bains où fut montré le travail de Ran Zhang, artiste que nous suivons depuis le début. En novembre 2023, L’ahah #Moret sera un des lieux satellites de la Biennale de l’Image Tangible. Nous travaillons aussi avec le LAC à Sigean, dont un pan de la programmation se déploiera à L’ahah #Griset au printemps 2024…
M.D.F. Quels sont vos prochains projets ?
D.T. L’année 2023 est placée sous le signe de l’ouverture, de l’expérimentation, de la réflexion, afin de se préparer à célébrer 2024, qui marquera l’avènement d’une ère nouvelle construite sur les cinq premières années de fondation.
Nous avons envie de nous ouvrir encore davantage. Les années précédentes, chaque début de cycle débutait par une exposition d’une semaine environ, conçue et portée par des artistes commissaires. Nous avons ainsi accueilli les propositions de Sleep Disorders, le duo curatorial formé par les artistes Marion Auburtin et Benjamin L. Aman en 2020, de Claire Colin-Collin en 2021, de Jérôme Poret en 2022. L’été dernier, Sleep Disorders ont pris leurs quartiers d’été à L’ahah #Moret le temps de travailler à un nouveau projet. Cette aventure avec eux a confirmé notre envie de remettre les clefs de nos espaces à des artistes, des professionnels de l’art et de la culture. Ce sera le cas à L’ahah #Moret en 2024 avec les propositions d’Anne Deguelle, de Sinae Lee, de Sophie Blet et Diane Der Markarian, critique d’art et commissaire d’exposition, de Jeanpascal Février, Pierre Martens et Alain Sicard. Y seront également ménagés des temps dédiés à la recherche, loin des yeux du public – des temps silencieux, pour reprendre une expression qui me ravit énormément, soufflée par l’artiste Nour Awada.
À #Griset, à l’automne 2023, nous confirmerons notre attachement à la transdisciplinarité et aux croisements des regards avec une exposition collective portée par Olivier Dadoun, physicien et informaticien au Laboratoire de Physique Nucléaire et des Hautes Énergies CNRS/Sorbonne Université-Université de Paris. Et nous nous réjouissons à l’idée de retrouver en hiver 2024 le peintre belge Bernard Gaube avec qui nous collaborons depuis 2018.
M.D.F. Question plus personnelle : comment êtes-vous venue à l’art ?
D.T. Je ne saurai retracer, identifier un moment en particulier. Fascinée par la manière dont nous appréhendons ce qui nous entoure et sa transcription en art, j’ai choisi d’étudier au lycée Rodin dans le 13ème arrondissement de Paris, un des rares établissements à proposer une option histoire de l’art à l’époque. Je me suis inscrite en histoire de l’art à Paris-Sorbonne (Paris-IV), et de fil en aiguille, je me suis spécialisée en art indien. Je suis alors partie au Royaume-Uni. À la Welsh School of Architecture, Cardiff University, j’ai entrepris une thèse portant sur la synergie entre architecture et sculpture dans la création d’un lieu dédié à la rencontre avec le divin. Cela m’a conduit à enseigner l’art indien à Londres pour différentes institutions et en 2015 à devenir directrice de la section Arts et Culture de la Bagri Foundation (Londres), une institution qui promeut, entre autres, l’art asiatique sous toutes ses formes d’expression, et qui veille à établir des passerelles entre les cultures, entre l’ancien et le contemporain. Puis, Pascaline Mulliez et Marine Veilleux m’ont proposé de rejoindre L’ahah en 2018 et je n’ai pas pu résister à leur formidable invitation.
Infos pratiques :
L’ahah #Moret
26 rue Moret, 75011
jusqu’au 25 mars : Vincent Hawkins, Planet & Satellites
à partir du 22 avril : Jean-François Leroy invite France Valliccioni et Jacques Julien
Jonathan Pornin, exposition personnelle