Deborah Fischer - Les craquelures se souviennent

 

À partir de ses errances urbaines et voyages sac à dos en solitaire dans le vaste monde, Deborah Fischer collecte des objets insolites qu’elle réinvestit, dans une démarche de réparation et de soin.

 

Diplômée des Beaux-Arts de Paris, Deborah Fischer a également étudié le design textile qu’elle envisage comme un medium à part entière. La notion de valeur est au cœur de sa pratique et elle va jusqu’à vendre, à la suite de La Pause Residency à Marrakech, des objets collectés dans le désert rehaussé de verre soufflé et d’un certificat d’authenticité dans un souk ou sur la foire 1-54 sous le titre de : Tout doit presque disparaitre.

A l’occasion du confinement, l’artiste a parcouru telle une touriste un Paris vide et barricadé pour tester les limites et contradictions de l’exercice. Je découvre son travail à l’occasion de l’exposition des artistes résidents de Poush Manifesto au Pavillon Vendôme de Clichy et sa fascinante installation Hors du chaos faite de répliques de semelles de chaussures et de textes de sa composition, l’écriture tenant une grande place dans ses créations. De l’insignifiant à l’art. De la mémoire du corps au temps qui se dérobe sans cesse. De la trace de la main de l’homme sur l’environnement. Une possible archéologie du présent dont elle nous décrypte les enjeux à la fois esthétiques, culturels et sociologiques.

Hors du chaos et le rapport à la file d’attente

L’espace urbain a toujours été mon champ d’expérimentation et dans le cadre de cette installation je me suis spécifiquement intéressée à la file d’attente, devenue soudaine et généralisée avec le confinement. En quoi elle régissait l’ordre et les nouvelles distances entre les uns et les autres. J’ai créé un dispositif à partir d’un texte composé de souvenirs personnels, et dont la lecture permet au visiteur de devenir participatif. Ses pas rejoignent alors cette file faite de semelles, un objet qui reste insignifiant alors qu’il parle à la fois d’ancrage et de déplacement. Durant une performance j’ai lu ce texte qui revenait sur les différences culturelles face à ce phénomène, très naturel et quasi méditatif au Japon contrairement à d’autres cultures.

La fascination pour les murs délabrés 

Cette fascination a commencé lors de mon premier voyage en Inde il y a 10 ans quand je me suis retrouvée face à un mur délabré dans le quartier de Mattancherry de la ville Kochi dans le Kérala. J’ai vécu alors une sorte de phénomène stendhalien, une épiphanie avec la certitude que mon esthétique serait celle du passage du temps, du délabrement, de la mémoire des lieux et des objets. Pendant des années j’ai photographié de multiples fragments de murs dans divers lieux, de façon presque obsessionnelle. J’ai ensuite assemblé toutes les photos, pour les tisser les unes avec les autres. Aujourd’hui cette fascination pour les couches successives, les strates, se retrouve dans l’ensemble de mon travail puisque je collecte beaucoup d’objets qui reflètent aussi ce passage du temps en lien avec le concept japonais du wabi-sabi autour de l’idée de l’imperfection et de l’érosion.

Les « Presque rien »

Depuis toute petite, je collectionne, je conserve des petits objets qui rejoignent mes réflexions sur le rapport à la ville, à son esthétique, aux surréalistes et leurs errances parisiennes … J’appelle ces objets des presque rien et je cherche à les manipuler, à leur donner une seconde vie tout en gardant l’empreinte du temps et la mémoire de leur. Certains de ces objets, principalement trouvés dans la rue, paraissent décalés, désuets. Ils disent beaucoup de notre manière de vivre et d’accumuler. Ils sont les miroirs de nous-mêmes.

L’exposition dans un gymnase désaffecté, révélatrice de votre parcours

Ce moment s’est en effet révélé décisif car pour la première fois j’ai pu librement travailler in situ et de manière aussi consciente. J’ai d’abord visité le lieu pour en observer les différents éléments : murs délabrés mais aussi craquelures, traces laissées sur le sol, nombreux fragments et quelques balles et raquettes de tennis. J’ai décidé de créer uniquement avec ce que j’ai pu trouver dans une sorte d’intuition et d’urgence. Des pochoirs réalisés à partir de la poussière des murs reprenaient toute une série de phrases en résonance comme les murs murmurent les vois-tu,ces balles qui rebondissent ? Je suis venue coudre des craquelures de certains murs avec un fil de broderie, un travail très délicat et presque invisible.

Réconcilier le textile avec les arts plastiques

On oppose souvent l’artisanat à l’art plastique et cela a été pour moi l’objet d’un long cheminement car une fois aux Beaux-Arts de Paris, j’ai dû d’abord mettre de côté le design textile au profit de la sculpture et du volume. C’est lors de ma 3ème année que j’ai réussi à concilier les deux et à utiliser le textile comme un art qui se déplace d’un médium à un autre : dans des sculptures, installations, photographies.

Alors que souvent en France ou en Europe on associe le travail textile à un savoir-faire et aux métiers d’art, c’est au Japon que j’ai réalisé qu’il existait un art textile à partir de mon expérience au sein de différents départements (textile, verre, bronze, multimédia) de l’Université des arts de Tokyo.

Touriste à Paris pendant le confinement 

Pendant des années j’ai voyagé seule en sac à dos. Une thématique pour interroger l’errance, le déplacement que je voulais pousser davantage jusqu’à ne pas savoir ma destination finale, ne pas avoir de billet de retour, ne pas savoir où j’allais dormir le soir. Au Népal j’ai eu une révélation en réalisant que j’étais arrivée au cœur de l’errance. Lors de ce voyage de huit mois, trois mots m’ont alors interpellée : une touriste, une flâneuse, une étrangère. J’ai alors fait faire 3 tampons à New Delhi avec ces 3 mots : « tourist », « outsider », « wanderer ». Puis le confinement est apparu brutalement et j’ai alors décidé d’adopter la posture du touriste dans ma propre ville au moment même d’une immobilité imposée. J’ai acheté un guide touristique et suivi les instructions pour parcourir une cinquantaine de kilomètres, munie d’une lettre adressée à la police en cas de contrôle pour justifier de l’insignifiance de mon geste et de ma démarche. Je me suis fait photographier devant différents lieux touristiques emblématiques puis j’ai écrit une série de textes qui interrogent la métamorphose de Paris en une ville fantomatique, désertique, barricadée.

L’édition pour Artaïs

 

Par la simple intention de reconstruire a été réalisé à partir d’un ancien moule en bois, dont l’utilité s’est perdue avec le temps. Ce moule a été lui-même moulé, comme pour créer une mise en abyme de l’usage de l’objet. Cette œuvre représente la réparation, la nécessité qu’a l’Homme de toujours faire et refaire, détruire et reconstruire.

 

Deborah Fischer est actuellement artiste chercheuse au Collège des Bernardins dans le cadre d’un programme de recherche mêlant l’art, l’écologie et les philosophies comptables.

 


Infos pratiques :

 

BORDERLINE, une exposition des artistes Poush

Jusqu’au 30 avril

Pavillon Vendôme

2 Rue du Guichet, Clichy

 

Atelier à POUSH Manifesto

153 avenue Jean-Jaurès, Aubervilliers