Camille Pradon – Dans le mouvement des images

Par Marie Gayet26 mars 2022In Articles, 2022, Revue #28

 

Camille Pradon (née en 1993) développe une œuvre à la fois plastique, conceptuelle et critique. Si l’exploration de l’image comme matière sensible est centrale dans ses recherches, sa pratique l’amène aussi à lier cette question aux concepts de déplacement, d’errance et de récits fragmentaires. L’artiste s’inspire tout autant de textes anciens, de poésie, du réel et de la fiction, entre la France, la Tunisie et plus récemment l’Italie, où elle a étudié et dont elle parle la langue.

Dissociation entre ce que l’on voit et ce qui est, ambiguïté de l’image… dès ses études aux Beaux-Arts de Saint-Étienne dont elle est diplômée avec les félicitations du jury en 2015, Camille Pradon pose les bases de son vocabulaire visuel. De façon intuitive, ses premières œuvres vidéos et photographiques interrogent le mode de fabrication, la manipulation et la perception de l’image. Ainsi, le film Eye Contact ou la série cosmographique Métaplasme sont comme des images pièges, provoquant un trouble sur la nature de leur apparition ou faisant vaciller le regard par de larges changements d’échelle.

Si l’image est rendue volontairement ambivalente, c’est sans doute que l’on sait que chacune d’elles a un impact, qu’il soit sensible, esthétique, émotionnel, et même violent. En ce sens, la vidéo No rush nous rappelle explicitement que des verbes comme « armer », « viser », « prendre », « rafale » sont les mêmes que ceux associés à l’acte de la prise de vue… Avec Corps premiers, l’artiste pousse plus loin l’investigation sur la nature de l’image par un geste performatif. L’installation consiste en un cercle qui a été peint sur un mur, puis patiemment sablé, dont les résidus de poussière recomposent un cercle de même dimension au sol, sur un autre plan. L’œuvre apparaît tel un astre délavé dont le double fait miroir à sa propre transformation.

Dans le film Sans sommeil, tandis que l’on assiste à l’extinction d’une station spatiale, portée par un monologue crépusculaire et sa transcription en données numériques, apparaît sur l’écran cette phrase : « Je deviens – moi aussi – une image ». La réalité d’une image est mouvante, alors même que son origine se confond avec sa disparition ou qu’elle est étirée, diluée, jusqu’à devenir liquide, comme dans La Cacciata, diptyque vidéo atmosphérique que l’artiste réalise lors sa dernière résidence en Toscane fin 2021.

S’interroger sur la vie des images, c’est aussi s’interroger sur l’existence et par extension aux récits qu’elle génère. En Tunisie, où elle séjourne régulièrement ces dernières années, accueillie à la Villa Salammbô, aux Ateliers Coteaux ou invitée du Gabès Cinema Fen Festival pour présenter son travail, elle découvre les carnets de fouilles sous-marines de l’archéologue et historien Alfred Merlin (1876-1965) et enquête sur le naufrage au 1er siècle avant notre ère d’un bateau grec, près des côtes tunisiennes, avec à son bord une cargaison d’œuvres d’art. Leur description lui rappelle certaines œuvres aperçues au Musée national du Bardo à Tunis quelques années auparavant, œuvres qui l’avaient marquée par leur présence muette, pierres rongées par le sel, marbres minés par le temps. De là, naît le projet Metaphora et son ensemble d’œuvres composé de céramiques, photographies, sculptures ainsi que de l’installation vidéo Bleu auquel nous appartenons.

Ce projet, l’artiste le développe en plusieurs volets, au gré de ses allées et venues, habitée par les vers du poète grec Georges Séféris « Je pars en emportant quelques idées sur la lumière. C’est la chose la plus importante que j’ai découverte. ». Sans diminuer en rien la portée poétique de la métaphore, Camille Pradon s’attache également à son étymologie qui signifie le « transport » en grec et, plus particulièrement aux idées de commerce, de marchandises, de migrations et d’exils. En avril 2021, lors de sa résidence à la Cité internationale des arts soutenue par la Fondation Daniel et Nina Carasso, on a pu en découvrir le « Prélude », exposition où Camille Pradon tissait dans l’image les contours d’une histoire reliant les deux rives autour de la Méditerranée, et proposait une traversée dans ses méandres au contact des tempêtes et d’œuvres immergées.

Bien que le corps soit généralement absent de son travail, la présence humaine est là, en creux. L’ombre d’une main opère par transparence, un drapeau-tempête hissé dans le ciel se dissout dans le vent, les cahots d’une voiture secouent la caméra alors que les éclairs sillonnent la ville. Il arrive que le réel se cogne aux images sans faire de bruit. Qui peut deviner que les cercles visibles dans la série Lignes écrites sont en fait des trous faits sur les tombes d’un cimetière marin ? Intriguée par ces creux qu’elle remarque pour la première fois à Sidi Bou Saïd, elle apprendra plus tard qu’ils sont aménagés là pour accueillir des coupelles servant à nourrir et à désaltérer les oiseaux, « le mort se doit d’être redevable de la nature ». Sans même connaître l’origine de ces incisions dans la pierre, ses photos – dont la texture soigneusement travaillée donne l’impression d’aller chercher la lumière au plus profond de la surface – émeuvent et renvoient à la présence disparue.

À ce jour, l’artiste continue d’approfondir ses recherches, de travailler sur la superposition de l’histoire des images et des temps en s’intéressant à la Lingua Franca, langue véhiculaire et interethnique de Méditerranée, qu’elle fait dialoguer avec les mouvements de populations autour de cette mer mythique. Du langage au territoire, de ces lieux d’existence et d’imaginaire, de nouvelles images sont à venir.

 

*L’artiste est aussi autrice d’une série d’entretiens, les Conversations menées avec Sanaz Azari, Marie Voignier, Ismaïl Bahri et Marcel Dinahet.