BÊTES DE SCÈNE, LE GRAND RENVERSEMENT

 

Bêtes de scène à Paris ! rejoue de manière neuve à l’Espace Monte-Cristo – antenne parisienne de la Fondation Villa Datris– l’exposition présentée l’été dernier à l’Isle-sur-la-Sorgue.

Ce group show montre comment les artistes invités s’effacent devant leurs œuvres, consacrées toutes à l’animal. Devenus les imprésarios des « bêtes » qu’ils représentent, les artistes poussent celles-ci sur le devant de la scène et leur laissent faire leur show, raconter leurs histoires.

 

Mises bout à bout celles-ci s’organisent en un vaste récit faisant état du Grand Renversement qui a bouleversé leur existence. Un événement qui s’est produit il y a fort longtemps, à l’aube des premières civilisations, mais dont les conséquences tragiques ne se manifestent qu’aujourd’hui, à l’heure où notre culture mondialisée, à forte dominante techno-scientifique, a généré cet univers de grande toxicité, hostile à toute vie, que le philosophe allemand Hans Jonas qualifie fort justement d’« artefact total » (Le Principe responsabilité).

Quel est cet événement ?

Écoutons les animaux. Contemplons la vidéo Paysage rupestre de Samuel Rousseau, qui inscrit scrupuleusement sa démarche de vidéaste dans le sillage de l’art des premiers peintres de l’humanité : les artistes-chamanes auteurs des figures animalières des grottes de Lascaux et de Pont d’Arc. On y voit des hardes innombrables de bisons et de chevaux déambulant majestueusement sur terre : en ces temps-là, les animaux étaient rois. Obligés de les chasser, les humains devaient éprouver quotidiennement leur infériorité physique et leur sous-développement technique.

A cette époque, leur force ne résidait pas dans leur technique mais dans leur lignage, qui en faisait les cousins de tous les animaux : êtres avec lesquels ils partageaient une culture commune, reposant sur un vaste tissu de conventions aux mailles serrées. C’est en se prévalant de ce lien de parenté qu’ils arrivaient, par l’entremise de leurs chamans, à entrer en communication avec les esprits des peuplades animales afin de négocier avec eux des services, selon des rituels bien codés. Ils utilisaient pour cela l’art des tambours, que le duo d’artistes Art Orienté Objet (Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin) tente de ressusciter en confectionnant leurs Tambours apotropaïques, destinés à conjurer la catastrophe écologique actuelle, en appelant au secours les esprits de toutes les ethnies animales.

Selon ce « mode d’identification » primitif que l’ethnologue Philippe Descola nomme « animiste » (Par-delà nature et culture), l’homme s’identifie à l’intériorité de l’animal (son âme) et non à sa « physicalité »(son corps). Cette corporéité, il ne pourra la revêtir qu’après la mort, en se réincarnant en animal. L’impossibilité d’incarner simultanément des équipements biologiques humains et animaux est démontrée par Rina Banerjee grâce à une « reductio ad absurdum ». Ainsi, dans Inheritance of Females, l’artiste condamne la vaine tentative des femmes indiennes de se transformer en animaux de compagnie servant d’apparat à une société de mâles dans laquelle aucune place ne leur est consentie. Un tel projet revient à vouloir incarner une chimère : un hybride aux allures simiesques qui ne saurait avoir d’existence hors de l’imagination

Pourtant, dans ce système de représentation animiste, l’homme n’est que le dernier-né des animaux, leur petit frère : un être frêle, enfantin, supervisé par une âme animalière géante, que Françoise Petrovitch figure à merveille dans sa sculpture Sentinelle. En ces temps-là, l’animal éveille en l’homme un sentiment ambigu d’admiration mêlée à une crainte qui le tient à distance respectueuse. Il est le maître des vies humaines mais aussi leur mètre-étalon, leur unité de mesure, comme le souligne avec humour Céline Cléron, par ses Toises surmontée de crânes d’animaux.

Ce rapport se renverse toutefois du tout au tout à l’âge des grandes civilisations. Le sophiste grec Protagoras résume bien la nouvelle situation : l’homme, qui était au demeurant « l’animal le plus démuni », finit par devenir le plus puissant de tous ainsi que la « mesure de toute chose », grâce aux dons de la politique et de la technique qui lui viennent respectivement de Zeus et de Prométhée (Platon, Protagoras). Ainsi les civilisations s’abattent sur les animaux, surtout celle ayant pour priorité le développement des techniques : la culture occidentale (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II). Au sein de cette dernière, on évolue vers un « mode d’identification » opposé à « l’animisme » primitif : le « naturalisme » (Philippe Descola, Par-delà nature et culture). Ce nouveau paradigme exige que l’animal et l’homme aient des intériorités bien distinctes, mais que les composantes de base de leurs physicalités soient identiques – c’est de cette exigence qu’est né, en 1869, le Tableau périodique des éléments de Mendeleïev. Kate MccGwire représente de façon intuitive cette corporéité que les hommes ont en commun avec tous les animaux, depuis ceux qui rampent sur terre jusqu’à ceux qui volent dans les airs. Dans Paradox II, elle est figurée par un rouleau serpentin de muscles emplumés : une musculature universelle recouvrant et motorisant tous les squelettes.

En même temps, cet animal qui apparaît désormais si proche de nous par sa chair, s’en éloigne par son âme, qui est rejetée du côté de la nature et décrétée inapte à la culture. Contrairement à l’homme qui est « perfectible », l’animal est « au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie », déclare Jean-Jacques Rousseau (Second discours). Ses comportements répétitifs le dénoncent comme une machine vivante inintelligente et nous autorisent moralement à en faire le cobaye de nos expériences les plus risquées. Pourtant l’animal nous demeure sympathique, car il éveille souvent notre pitié par sa chair souffrante, dans laquelle nous reconnaissons la nôtre. Une pitié, condescendante ou révoltée, que provoquent aussi en nous les bêtes empaillées recouvertes de bandages de Pascal Bernier, comme Accident de chasse.

Mais ce rejet anthropocentrique de l’animal dans la pure nature, imperméable à la culture, ne saurait durer éternellement. Chassez l’animal, il revient au galop ! Sans doute, son retour prendra-t-il une forme effrayante. Car une nouvelle nature est en train de naître de notre culture : elle est, comme la nature primitive, une « totalité automotrice » (Hans Jonas, Le Principe responsabilité). Cette « natura nova » a même conquis son propre territoire : le Sixième Continent, formé par tous nos déchets marins.

Mais que deviendront les animaux nés sur son sol ?

Le street artist Bordalo Segundo présente une tête d’éléphant façonnée à partir de déchets industriels. Ses proportions sont imposantes et son expression est menaçante, agressive. C’est un fait avéré qu’aujourd’hui de nombreuses « espèces invasives » sont nées par la main de l’homme. Séparées de leur milieu originel, transplantées dans des terres étrangères, elles prennent parfois des formes hypertrophiées, monstrueuses, dangereuses pour l’homme. Peut-être que demain des poulpes géants, animaux intelligents dont les tentacules se régénèrent peu de temps après avoir été tranchées, pourront faire intrusion dans l’intimité de nos salles de bains ? Hypothèse envisagée par Sébastien Gouju (Le Poulpe).

Enfin, le point d’orgue sur lequel finit ce grand « animals show » est exécuté par Laurent Perbos, présent dans les deux patios de l’Espace Monte-Cristo avec des pièces monumentales : Mononoké et The Birds. Cette dernière se dévoile sous la forme de deux grands arbres d’acier (répliques des Cubism trees des frères Martel, exposés à l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925) sur lesquels viennent se réfugier des oiseaux dénaturés, ayant perdu la couleur de leur plumage, mais acquis mystérieusement la capacité d’exprimer par des larmes – et non plus par des trilles – leur tristesse. Animés par un mouvement de mutuelle compassion, on les voit pleurer des larmes aux couleurs « chimiques » qu’ils prennent soin de laisser s’écouler sur les plumages de leurs voisins. Organisés par ce mouvement grégaire, ils redonnent progressivement des couleurs à leurs plumages. Ce spectacle nous laisse songeurs : contre quoi ou qui ces oiseaux albinos, si attachants au demeurant, s’organisent-ils ? Ne deviendront-ils pas demain les « oiseaux de Hitchcock » ?

 

Artistes : Art Orienté Objet, Rina Banerjee, Pascal Bernier, BORDALO II, Katia Bourdarel, César, Céline Cléron, Mark Dion, Richard Di Rosa, Harald Fernagu, Antonio Gagliardi, Amélie Giacomini & Laura Sellies, Sébastien Gouju, Dionisis Kavallieratos, Evert Lindfors, Kate MccGwire, Terrence Musekiwa, Ursulla Palla, Françoise Petrovitch, Samuel Rousseau, Mamady Seydi, David Teboul, Jean Tinguely, Dimitri Tsykalov, Joana Vasconcelos, Keping Wang. Carte blanche à Laurent Perbos

Commissaires : Pauline Ruiz et Jules Fourtine


Infos :

Bêtes de scène à Paris ! Les animaux dans la sculpture contemporaine

Jusqu’ en décembre 2020- Fermé de mi juillet à début septembre.

Fondation Villa Datris Paris – Espace Monte-Cristo

9, rue Monte-Cristo 75020 Paris

www.fondationvilladatris.fr