Artaïs s'infiltre à Londres 

Révolte, de la roche au charbon

Toyin Ojih Odutola : A Countervailing Theory

 

 

L’excavation de figures au fusain d’une roche sombre et brutaliste s’accorde avec les percussions en résonnance dans l’une des galeries du Barbican. Les dessins imposants de Toyin Ojih Odutola y racontent un récit émouvant empreint de résistance.

 

« The Curve », ce couloir en courbe du complexe culturel londonien à l’identité architecturale iconique, accueille la première exposition personnelle de l’artiste américano-nigériane au Royaume-Uni, sous le titre A Countervailing Theory. La récente lauréate du prix Jean-François Prat est en ce moment même exposée à Paris, ainsi que dernièrement à New York, où son travail avait d’ailleurs été montré il y a quelques années par le Whitney Museum. Ojih Odutola, diplômée de l’institut CalArts à Los Angeles, travaille le portrait dans sa grandeur historique. A Londres, non point de peinture, ni de pinceaux, pour créer la texture lisse et complexe de ses tableaux. L’artiste, ayant commencé sa pratique au stylo bic, rompt avec les techniques habituelles du portrait en utilisant ici pour medium le pastel, la craie et le charbon. L’artiste renverse ainsi tout système de hiérarchisation : de l’histoire de l’art et sa codification aux théories du genre, des relations de pouvoir, de classe et de race à la tyrannie de la représentation.

 

Dans ce récent cycle de 40 dessins, résultat d’une production de quatorze mois, on note une nouvelle particularité : les panneaux ou toiles de lin, les surfaces et bases de travail sont d’une noirceur étudiée. Ultime revers de la tradition, cette technique brisant avec la neutralité de la blancheur d’une toile ou d’une feuille de papier, convainc d’autant plus du talent contestataire de l’artiste et renforce sa mise au premier plan des corps noirs. Inspirées de formations géologiques découvertes dans l’État du Plateau au Nigéria, apparentées à la culture Nok, ces œuvres donnent vie et retracent le récit de ces civilisations néolithiques et inconnues. Témoins nés de la roche, ces êtres humanoïdes oscillent entre documentation et fiction. Troquant son identité créatrice pour celle d’une archéologue investigatrice, l’artiste, brouille les frontières de la réalité tout en bâtissant une pratique infusée d’un storytelling scientifique convainquant.

 

Alors que les confinements se multiplient, il n’est pas difficile en fermant les yeux de rester imprégné par les regards vitreux nous fixant, la craie blanche scintillant dans l’obscurité bétonnée. Moult lignes et motifs dessinent les corps en mouvements dans des postures fortes, presque chorégraphiées. Même les doigts, dans certaines scènes, entrelacés, semblent danser. Plus loin un baiser. Une langueur sensuelle envahit le corridor. L’œil du spectateur balaye un accrochage cinématographique non-aligné. Des surfaces les plus vastes aux cadres les plus restreints, ombres et émotions s’y condensent. Chaque arrêt pourtant provoque un sentiment écrasant de violation d’intimité. Tantôt submergés de tendresse, les êtres désormais nous toisent. De la caresse au châtiment, nous basculons. Une élite dirigeante de guerrières asservit le corps masculin de laboureurs et interdit tout rapport amoureux entre genres opposés. Dans cette société, les équilibres entre pouvoir et tolérance inversent nos propres codes de conformation.

 

Tandis que ces silhouettes menaçantes nous dominent, une atmosphère inquiétante est entretenue par les notes de l’œuvre sonore Ceremonies Within, réalisée par l’artiste ghanéen-britannique Peter Adjaye et créée spécialement pour cette exposition. A des accords acoustiques et électroniques sont associés les murmures de la nature et des tonalités plus tribales permises par des instruments d’Afrique occidentale. Rythmant notre évolution dans cet univers hostile et armé, tout en offrant des parenthèses contemplatives sur la lumière argentée d’un lever de lune ou le cocon protecteur d’un embryon, ce paysage sonore intensifie le sentiment de rébellion palpable sous le roc. En effet, entre armures et poings serrés, nous devinons le soulèvement tout proche. La révolution sommeillait-elle dans cette passion interdite, cet espoir de procréation dissimulé ? A travers ces fusains, nous devinons l’appel à l’abolition de la classe dominante et de l’oppression.

 

A Countervailing Theory exprime une volonté de contrebalancer les équilibres établis. L’exposition expose les limites empiriques et historiques de la connaissance et propose un nouveau champ de compréhension du multiculturalisme dans cette région centrale du Nigéria. Toyin Ojih Odutola nous introduit à une autre humanité -étrangère et pourtant si proche -en comblant les failles entre archéologie et fiction, retraçant alors les origines de l’art et des civilisations. Avec le noir comme point de départ, gouffre cosmique et source de la création, l’artiste esquisse les prémices d’une révolution visuelle et sociétale, philosophique même.


Informations pratiques

 

Toyin Ojih Odutola : A Countervailing Theory

Jusqu’au 24 Janvier 2021

Barbican Center, The Curve

Silk Street, Londres

www.barbican.org.uk