ART ET UTOPIE AU PAYS DES SOVIETS

Dès le lendemain de la Révolution d’Octobre 1917, les artistes, sur l’injonction de Vladimir Maïakowski, proclament une fête de l’art destinée à tous dans les rues, les théâtres, les usines, véhiculée par les trains de l’ »agit prop » de masse et les affiches Rosta. Cette utopie artistique de fusion de l’art dans la vie prendra fin avec l’avènement du réalisme socialiste et la répression imposée par Staline à partir de 1929. Cette période intense et féconde pour les avant-gardes n’avait été que partiellement réhabilitée, et c’est tout l’enjeu de l’exposition « Rouge » organisée par la Réunion des musées nationaux et le Centre Pompidou, 40 ans après « Paris-Moscou ». 

Le parcours s’ouvre sur l’une des icônes de cette dynamique de réécriture de l’histoire et idéologie constructiviste : la Tour de Tatline, manifeste de cette transformation de l’art vers une logique industrielle. Autre icône, le premier monochrome de l’histoire de l’art, comme le souligne Nicolas Liucci-Goutnikov, commissaire, « Pur rouge » d’Alexandre Rotchenko dans le cadre de l’exposition décisive de 1921 « 5×5 =25 », où cinq artistes constructivistes appellent au renouvellement de l’art. 

Transformer également les modes de vie et usages de l’habitat, comme avec le Club Ouvrier de Rotchenko, escamotable pour partie, présenté à Paris à l’occasion de l’Exposition des Arts Décoratifs et Industriels modernes de Paris de 1925.

L’architecture devient le condensateur de ce nouveau type d’habitat communautaire. Le design d’objets et de textiles radicalise aussi ses positions avec les productions en série, suivant l’exemple de Lioubov Popova et Varvara Stepanova, seules artistes à être allées travailler en usine. Popova avait d’ailleurs amorcé au théâtre, avec El Lissitzy, des innovations majeures telle que la biomécanique, un jeu d’acteur basé sur une discipline extrême des mouvements, et un rapprochement entre la scène et le public. 

Les arts imprimés et le photomontage vont être le fer de lance de ce nouveau regard porté sur le réel, avec Gustav Klucis puis Rotchenko qui reprend les avancées de la photographie. 

Le cinéma, avec les pionniers du montage que sont Sergueï Eisenstein et Lev Koulechov, participe à ce laboratoire d’une vie nouvelle. Point de bascule qui ouvre la 2ème partie de l’exposition, le cinéma adopte peu à peu une narrativité plus traditionnelle, suivant l’impact de la politique de la répression prônée par Staline qui dissout les groupes artistiques à partir de 1932 : une période sombre de radicalisation du pouvoir et Grande Terreur qui n’épargne pas les artistes.

Ennemis de classe et ennemis du peuple sont pourchassés et leurs œuvres interdites. Le réalisme soviétique s’impose autour d’un culte de l’héroïsme des corps annonçant un avenir radieux. Les artistes doivent participer à cette glorification de la vigueur, tels Alexeï Pakhomov avec « le Bain des matelots de la flotte rouge » ou Alexandre Samokhovalov « Avec une perceuse série Jeunes femmes dans le métro » ou encore « Athlète avec bouquet », oscillant entre approche canonique et érotisme sous jacent. 

Dans cette  vague de paranoïa, l’architecture devient le support d’un programme impérialiste érigeant Moscou comme la capitale triomphante du socialisme. La construction du métro, largement relayée, se veut à la hauteur de ce nouvel apparat comme l’attestent les aquarelles de Boris Ignatovitch. Le monumental palais des Soviet, le plus grand édifice du monde, non réalisé finalement, implique de raser la cathédrale Saint Sauveur. Moscou devient un pôle d’attraction majeur pour tous les artistes étrangers se réclamant de la mouvance communiste, même s’ils deviennent l’objet de suspicion de la part du régime à partir du mitan des années 1930. Une idéalisation de la joie de vivre (Lénine au parc Gorski avec des enfants et Pleine liberté d’Alexandre Deïneka) et le culte des chefs conduisent peu à peu à un retour à l’académisme dans la peinture, le cinéma ou le théâtre, qui tombent dans une mythification caricaturale, loin de toute innovation formelle.

Lénine et Staline apparaissent selon une iconographie parfaitement maîtrisée, relayée par les grands formats officiels de Vassili Efanov ou Alexandre Guerassimov, largement diffusés sous forme de cartes postales ou d’affiches.

Impossible autonomie de l’art et faillite des utopies progressistes du départ.

Si l’art est finalement éradiqué par l’état et assujetti au politique, un art des soviets, souvent controversé, a bel et bien existé, et les avancées productivistes annoncent les futurs mouvements du XXème siècle, du ready made au design de l’objet. 

 

Par Marie de La Fresnaye


Infos :

ROUGE

Art et utopie au pays des Soviets

Grand Palais

jusqu’au 1er juillet