Adrien Couvrat - Question de point de vue

Par Xavier Bourgine29 juin 2024In Articles, 2024

 

Les œuvres abstraites d’Adrien Couvrat étaient déjà guidées par les questions du point de vue et de la lumière. A les regarder, deux images se révèlent alternativement, par le seul fait du mouvement d’aller et retour devant la toile. De subtiles nuances de gris peut ainsi surgir tout un mélange de couleurs, dans un rapport perspectif inversé. Inversé, puisqu’au lieu du point et de la lumière fixes que suppose la « camera obscura » d’Alberti, qui fait de l’individu le centre du monde et du nouveau jeu politique florentin au quattrocento, voici une perspective mobile, cohérente avec la fluidité de notre temps.

 

Il en fallait peu pour que cette mise en mouvement des règles constitutives de l’art occidental cherche à en interroger directement les sources. Au commencement, on le sait, étaient le verbe et la lumière, le verbe fait lumière, comme les paroles rayonnantes de l’archange sur nombre d’Annonciations, et elle-même fait architecture, ce « jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière1 ». En peinture, le jeu architectural n’est pas toujours juste, comme le démontre Daniel Arasse à partir de la composition des Annonciations de Fra Angelico. Celles-ci sont impossibles sur le plan technique, fausses sur le plan perspectif et induisent au plan symbolique une rupture entre le monde trop humain du regardeur et le monde divin de la scène biblique : « lorsqu’on fait le plan au sol de cette Annonciation, on constate que la colonne se trouve entre les deux et que l’Ange regarde donc non pas la Vierge, mais la colonne2 ».

C’est pourtant dans ces architectures et leur lumière qu’Adrien Couvrat a voulu nous faire pénétrer à l’occasion de son exposition Devant toi coule un fleuve à la galerie Maubert, suivant sa méthode de révélation de l’image par déplacement continu du point de vue. Tout part d’une impossibilité : celle de reconstituer les lieux et le temps de l’Annonciation, mettons le 23 mars (25 décembre moins neuf mois), en l’an de grâce 1420, au couvent San Marco, puisque le miracle du peintre est aussi d’actualiser le mythe. En recomposant image par image le cloître et ses plantes, l’architecture et ses matériaux, la lumière et ses variations, à raison de vingt-quatre images par seconde et d’une image générée toutes les quatre minutes, il aurait fallu seize ans à l’artiste pour parvenir à cette réplique exacte d’une journée d’Annonciation. Le plus sûr était encore de nous inviter, par notre mouvement devant les toiles, à franchir le seuil voilé de ces architectures, à rentrer dans la boîte où Poussin disposait ses personnages, à tâtonner dans la demeure utérine du Verbe.

Si on découvre au passage des similitudes entre les faux intérieurs de Fra Angelico et la « petite maison « puriste »3 » conçue par Le Corbusier pour ses parents au bord du lac Léman, c’est que leur problématique est la même. Il s’agit de faire tenir un infini, celui d’une apparition ou celui du paysage, dans le cadre d’une image ou d’une fenêtre. « Pour que le paysage compte, il faut le limiter, le dimensionner par une précision radicale : boucher les horizons en élevant des murs et ne le révéler, par interruption des murs, qu’en des points stratégiques4 ». Hortus conclusus qui rachète l’Eden perdu, clôture du paysage montagneux qui découvre « la nappe unie et grise du lac5 », autant de dépassements des limites oculaires grâce à un jeu perspectif faussé.

Question de point de vue, donc, de sa construction à partir du sujet immobile à sa déconstruction par le sujet en marche. Tout comme le narrateur proustien découvre en portant à ses lèvres une infinité d’Albertines6, le spectateur devient acteur et multiplicateur de l’image. Le sfumato un instant dissipé, reste la conscience d’avoir été, brièvement, un peu plus au monde.

1 Le Corbusier, Vers une architecture, 1923.

2 Daniel Arasse, Histoires de peintures, 2004

3 Georges-Edouard Jeanneret, journal intime, 5 septembre 1923

4 Le Corbusier, Une petite maison, 1954

5 Georges-Edouard Jeanneret, lettre à Charles-Edouard Jeanneret, 10 novembre 1919

6 « Bref, de même qu’à Balbec, Albertine m’avait souvent paru différente, maintenant, comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l’individualité d’un être et tirer les unes des autres, comme d’un étui, toutes les possibilités qu’il enferme, dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis », Le Côté de Guermantes.

 

Infos pratiques :

Adrien Couvrat

Devant toi coule un fleuve

Jusqu’au 10 aout

Galerie Maubert 20 rue Saint-Gilles 75003 Paris