Férocité à domicile 

 

 

Si l’image de la mère est liée, dans l’imaginaire collectif, à l’amour et au don de soi sans limite, cette projection soulève des ambivalences dans une société encore régie par de nombreux préjugés et normes imposés par le patriarcat. Cette figure maternelle a toujours inspiré les artistes et la commissaire Oriane Durand y apporte un nouveau regard à l’invitation de la Fondation Pernod Ricard.

Marie de la Fresnaye : Quelle est la genèse de l’exposition ?

Oriane Durand : Nous nous sommes rencontrés avec Antonia Scintilla et Franck Balland autour d’une volonté de croisement de scènes avec l’Allemagne. Ils sont venus découvrir un certain nombre d’institutions et m’ont rencontrée à Bielefeld à l’occasion de l’exposition personnelle de Tolia Astakhishvili que j’avais organisée au Kunstverein à Berlin en 2023. Je leur ai proposé ce projet sur le lien ambivalent à la mère que j’avais en tête depuis longtemps. Le texte que j’ai écrit pour l’exposition, la sélection des livres et l’exposition elle-même forment trois entités qui interagissent ; l ’exposition n’a pas une vocation explicative ni didactique, elle témoigne d’un langage qui mélange symboles, signes, jeu, abstraction et poésie.

MdlF : Pouvez-vous nous expliquer le choix du titre « Férocité à domicile » ?

Ce titre à double détente, qui semble tout droit sorti d’un fait divers et inspiré par la littérature, propose une exposition inédite sur ce lien et ses mécanismes complexes entre attachement et emprise, transmission tacite et outrages indicibles, douceur et tension. Je ne voulais pas que le mot mère apparaisse dans le titre pour ne pas circonscrire le propos à la maternité. Il s’agit bien plus du rapport ambivalent de l’enfant – même adulte – à sa mère et ce qui se joue dans cette interaction.

Souvent et dans presque tous les livres que j’ai lus sur le sujet, les pères sont absents physiquement et/ou émotionnellement. C’est un sujet spécifique, très présent en littérature. Une de mes inspirations les plus importantes a été Chantal Akerman avec le livre Ma mère rit et son film News from home qu’elle a monté en 1977 à partir de prises de vue réalisées au début des années 1970 à New York. On y voit des vues de la ville et de métro, en plan fixe ou à travers de longs travellings, sur lesquels elle lit les lettres que sa mère lui a envoyées depuis Bruxelles. Une autre inspiration a été le livre de Vivian Gornick, journaliste et autrice américaine dont un de ses livres s’intitule Fierce attachments (en français, attachements féroces). J’ai mélangé ces deux titres, ce qui a donné Férocité à domicile. Ce qui est intéressant avec le mot férocité est qu’il suggère un instinct de survie, quelque chose d’animal, qui dépasse les choix conscients d’une personne et notamment ceux de la mère, sachant aussi que les enfants ont leur forme de férocité. Il peut y avoir des comportements contradictoires à l’endroit où se situe l’intimité qui reste inexplicable et complexe à comprendre. La férocité peut aussi être une forme de défense, pas obligatoirement négative. Un animal féroce peut défendre sa tribu. Pour moi, il se dégage de ce titre une forme de tension qui innerve l’ensemble de l’exposition.

MdlF : Comment avez-vous procédé à la sélection des artistes ?

Ils sont au nombre de 7, à la fois internationaux, certains venant d’Allemagne et d’autres de la scène française. J’avais déjà travaillé avec trois d’entre eux : Rosa Joly artiste française basée à Berlin, Sebastian Wiegand, peintre allemand basé à Berlin, et Tolia Astakhishvili, artiste géorgienne basée entre Berlin et Tbilissi. Il était important pour moi qu’il y ait une récurrence du sujet dans le travail des artistes que j’invite.

MdlF : Quels ont été vos partis pris dans l’organisation de l’espace ?

L’espace de la Fondation est difficile à saisir avec ses différentes hauteurs de plafonds et ses grandes fenêtres, mais tout s‘est construit au fur et à mesure des échanges avec les artistes.

A la suite de la décision de Tolia Astakhishvili d’occuper l’espace du fond avec la vue sur les quais de la gare Saint-Lazare, j’ai eu l’idée de rajouter un mur afin d’encourager l’idée d’un espace domestique. Les autres propositions se sont construites assez naturellement. Dans l’alcôve formée par un recoin est venue s’insérer l’installation Le nez de ma mère de Harilay Rabenjamina, évoquant une sorte de salon dans lequel, assis sur un canapé, on découvre le film qu’il a réalisé sur sa mère. Dans le grand hall, en contrepoint, s’étend l’œuvre Treasure de Cudelice Brazelton IV, constituée d’un grand voile noir suspendu au plafond qui tombe dans une caisse en aluminium, représentation d’un sac que la mère de l’artiste utilise pour réunir des outils de coiffure.

La figure tutélaire de Chantal Akerman apparaît dès la première salle où l’exposition ouvre sur le communiqué de presse publié à l’occasion de la sortie du film de l’artiste au festival de Cannes en 1977. Il n’était pas possible de présenter le film dans l’exposition, car il est obligatoire de le faire dans des conditions cinématographiques mais il s’avère que ce document retransmet de façon fine et visuellement cohérente l’idée du film. Dans ce communiqué de presse, on découvre une lettre de la mère d’Akerman rédigée sur un papier transparent qui se superpose à une vue de New York issue du film. Cette superposition est également à l’œuvre dans le film, entre ce que l’on voit et les mots qu’on entend. Le synopsis, présenté dans la vitrine, dévoile quant à lui un texte à la fois descriptif et cryptique. Il parle avec ambiguïté de ces lettres qui « résonnent comme le manuscrit de la Mer morte d’une Atlantide des temps futurs ». Cette phrase n’est pas sans évoquer la fin du film qui se termine sur l’image de New York disparaissant dans le brouillard. Pour moi, News from Home correspond à la traduction d’un conflit intérieur, celui de la réalisatrice débarquant à New York, portée par le désir de plonger dans une scène artistique effervescente mais aussi tiraillée par des lettres traduisant un trop-plein d’amour maternel, étouffant et infantilisant, la retenant en arrière.

MdlF : Cette première salle présente également les œuvres de Rosemarie Trockel, Sebastian Wiegand et Rosa Joly.

Rosemarie Trockel réutilise souvent des œuvres anciennes pour les recombiner. Elle reprend dans sa composition murale une photographie du début des années 2000 montrant l’ancien directeur du Kunstverein de Hambourg enfant avec, à l’arrière- plan, sa mère plongée dans le flou. Trockel y a ajouté la phrase « Mama Told Me not To Come ». A ses côtés se trouve une céramique en forme de placenta intitulée Dry Milk qui dégage quelque chose d’organique, voire d’animal. Cette composition fonctionne comme un rébus irrationnel, donnant une grande place à l’humour et l’association d’idée. Elle dégage une ambiance étrange, entre tension et liens étroits.

Le tableau de Sebastian Wiegand Die Erben (R’s Baby) (Les héritiers (R’s Baby), 2025) représente également une scène d’intérieur, avec des tonalités jaune orange étrangement similaires à celle de la photo de Rosemarie Trockel. Elle intègre des personnages, assis et allongés au sol, qui semblent plongés dans des états de rêve ou de somnolence.  Les objets comme la lampe lave, la séquence du film Rosemarie’s Baby – dont la mère de l’artiste lui a souvent parlé – et le choix des couleurs font consciemment référence aux années 1960-70. Qu’avons-nous hérité de cette époque marquée par les élans politiques révolutionnaires et le féminisme ? Des boissons et d’autres représentations de substances apparaissent comme de possibles indices d’états plus subconscients, qui permettent un accès à l’autre et un autre accès au temps.

MdlF : Ces couloirs et cages d’escalier sont des lieux de transition entre le privé et le public, des seuils qui donnent accès à l’intime ?

Rosa Joly, artiste française basée à Berlin, assemble et construit des environnements au bord de l’évanescence, à partir de sculptures de plâtre et d’aluminium et de collages de paillettes. Les balustrades accrochées depuis le plafond ont été fabriquées à partir d’empreintes d’escalier, situé dans une vielle fabrique new-yorkaise où se trouvait l’atelier de l’artiste. Elles semblent flotter dans l’espace comme des fantômes, révélant un moment de transition troublée. Au mur, les collages de roses brillent de tout leur plastique à facettes, et malgré ce matériau de pacotille, on peut s’imaginer avec les yeux d’un enfant comment ces collages peuvent être attirants. Plus loin dans le parcours, le film Hotel Night rend hommage au film Hôtel Monterey (1972) de Chantal Akerman. Un lent travelling se déployant dans un couloir, dévoile un espace sourd et mystérieux, me rappelant une scène de The Shining (1980) de Stanley Kubrick. Les portes des pièces restent fermées. Il fait sombre. Seuls les collages de roses que l’on retrouve au mur, apportent une note joyeuse.

MdlF : Un second temps plus politique se joue autour des artistes Cudelice Brazelton IV et Harilay Rabenjamina ?

En effet, ces deux artistes explorent entre autres l’internalisation des discriminations raciales dans un contexte occidental et sa transmission à travers la parentalité. D’origine afro-américaine, Cudelice Brazelton IV fait référence à la figure maternelle à travers le métier de coiffeuse que sa mère exerce. Le wall-tattoo réalisé à partir d’un morceau de jean brûlé figure un visage d’enfant à la coupe stylisée, comme une empreinte à la fois intime et commerciale rappelant la clarté graphique d’un logo. En tant qu’enfant, soumis aux injonctions d’une mère à être toujours « présentable », il pose la question de la transmission des normes et de l’apparence fixés par une société habitée par un racisme latent. En contrepoint, se trouve une caisse en aluminium posée au sol sur laquelle a été imprimée la photo d’un sac utilisé par sa mère, réunissant les outils de coiffure pour ses tutoriels. Elle accueille un grand morceau de crêpe noire, forme énigmatique entre voile de mariée, chevelure déployée et ombre mortuaire.

Dans sa vidéo Le nez de ma mère, Harilay Rabenjamina raconte le racisme internalisé à travers l’histoire de sa sœur qui s’est fait refaire le nez pour correspondre à des normes de beauté plus occidentales et blanches. Au cours de la vidéo, on apprend que rapidement après l’opération de sa sœur, sa mère elle-même s’est fait refaire le nez pour avoir « un nez de blanche ».

MdlF : La salle suivante réunit une peinture de Sebastian Wiegand et des œuvres de Rosa Joly, qu’est-ce-qui est amorcé ?

La peinture Utes Traum de Sebastian Wiegand dévoile un personnage féminin – la mère de l’artiste –en train de dormir sur un canapé, ou peut-être dans un état trouble. On retrouve les couleurs signifiantes d’une atmosphère des années 1970, un clin d’œil à Sylvia Plath avec le livre The Bell Jar (1963) et cette même question de l’héritage d’une époque lors de laquelle on a cru à une forme de liberté et d’émancipation.

Collée simplement sur les grandes fenêtres la série de six photos Sarah de Rosa Joly présente sa mère enfant debout dans une barque. Les photos ont été prises par le père de sa mère. La manière dont la jeune fille est mise en scène suggère indéniablement un male gaze, un regard ambigu sur cette petite fille, objectivée dans un style très Hamiltonien. En écho, l’artiste a conçu une barque en plâtre et aluminium, similaire à celle qui transportait la mère. Retourné sur le sol, elle apparaît comme échouée au milieu de l’espace, tel un tombeau refermant ses secrets.

MdlF : Dernier chapitre, le plus troublant, avec Tolia Astakhishvili

C’est la première fois que l’artiste géorgienne montre son travail en France. Elle présente en ce moment une grande installation au PS 1 New York et vient d’ouvrir à la Fondation Nicoletta Fiorucci une exposition personnelle dans le cadre de la Biennale d’architecture de Venise.

Lors de sa première visite, Tolia a choisi de mettre en évidence la vue de la Fondation Ricard sur les quais de la gare Saint-Lazare. Cette vue rappelle au demeurant le film de Chantal Akerman Les rendez-vous d’Anna dans lequel il y a de longues scènes tournées dans les couloirs d’un train. La gare représente cette idée de départs, de retours, de retrouvailles, à l’instar de ce qui se joue avec les parents.

L’environnement architectural qu’elle a conçu pour l’espace d’exposition est composé de deux pièces intégrant des œuvres de ses parents, Zurab Astakhishvili et Maka Sanadze, ainsi que de Simon Lässig. Objets du quotidien, dessins, photographies personnelles et inscriptions murales suggèrent une présence humaine diffuse. La patine des murs et l’accumulation d’objets disposés comme s’ils étaient mis en dépôt font de cet espace un lieu du souvenir, du passé que l’on ne veut ou qui ne peut pas être quitter. Les petites écritures qui apparaissent sur les parois opaques sont comme des traces d’histoires.  Ensemble, ils tissent un récit fictionnel empreint d’une densité affective entre absence et présence, férocité et tendresse, oubli et mélancolie.

L’œuvre possède un côté assez surréaliste, tout en étant enracinée dans des souvenirs bien réels, retransmis à travers des choses très intimes comme les photos de l’artiste avec sa mère, collées de façon spontanée et légère, ou des outils récoltés à Paris. L’artiste esquisse un lieu de curiosité, d’éveil de souvenirs, de retranchement. Dans une autre pièce plus muséale sont réunis des éléments également domestiques comme cette céramique maman je t’aime et un dessin de sa mère dans une idée de filiation artistique. Deux photos de l’artiste allemand Simon Lässig, tirées du film Anyaság, de Ferenc Grunwalsky de 1974, traitent de ce rapport à la mère de façon très fantomatique. La fin du cheminement demande à revenir sur ses pas.

 

Infos pratiques :

Férocité à domicile

Jusqu’au 19 juillet

Fondation Pernod Ricard, 1 Cr Paul-Ricard, 75008 Paris