Entretien avec Yvannoé Kruger, directeur de POUSH

 

 

Alors qu’une page va se tourner pour POUSH à Aubervilliers, (+ 270 artistes confirmés ou émergents, + 30 nationalités, + 200 expos, 22000 m2) avec des projets qui n’ont cessé de repousser les limites entre résidence d’artistes, incubateur et centre d’art, Yvannoé Kruger revient sur les facteurs différenciantes et temps forts de ce qui représentait un pari pendant le confinement jusqu’à devenir un modèle prescripteur bien au-delà de Paris et sa banlieue. Un renouvellement permanent et intergénérationnel (âge moyen des artistes à POUSH autour de 35/ 40 ans), une attention portée à l’inclusivité des profils et des pratiques et une énergie brute et collective constituent la force de frappe du projet. Inutile de préciser que la feuille de route pour l’après-Aubervilliers reste exigeante alors que le prochain lieu va être révélé très prochainement ! Yvannoé Kruger prépare une dernière exposition sur le site : Minimal Minimal dont il nous révèle les contours, tandis que l’exposition Les Quatre Chemins réunissant 35 artistes de Poush à Château La Coste (13) est une célébration hors norme et hors les murs du chemin parcouru.

 

Marie de la Fresnaye : Depuis le tout début de l’aventure POUSH en 2020 : quels facteurs expliquent selon vous le succès et la visibilité de POUSH ?

Yvannoé Kruger : Le succès de Poush tient d’abord à son histoire très singulière. On a ouvert le tout premier jour du confinement, en mars 2020. C’est une aventure née dans un moment de rupture, à une époque où plus rien ne fonctionnait normalement, et où les artistes ont été particulièrement fragilisés. POUSH s’est alors constitué comme une sorte de terre d’accueil, un refuge, mais aussi un espace d’élan, pour une nouvelle génération d’artistes.
Nous venions de clore notre aventure à l’Orfèvrerie, où nous avions accompagné de grands artistes comme Neil Beloufa ou Jean-Marie Appriou, déjà très en vue. Et soudain, on s’installe dans une tour de bureaux vide à Clichy, qu’on transforme en un lieu de création, de liberté totale, d’expérimentation collective. C’est là que naît POUSH, à la “porte Pouchet”, d’où le nom.
Très vite, un esprit de communauté s’est créé. On a mis à disposition des espaces de travail, un étage entier pour les expositions, et beaucoup de moments d’échanges informels, parfois un peu clandestins, il faut l’admettre, qui ont permis aux artistes de se retrouver, de rompre l’isolement du confinement, d’échanger sur leurs pratiques, d’évoluer ensemble. On était ouvert alors que tout était fermé : galeries, centres d’art, musées… Cela a fait de POUSH un des seuls endroits où il était encore possible de voir de l’art à Paris, ce qui a été un vrai catalyseur.
Mais ce qui a aussi permis au projet de résonner plus largement, c’est notre attention portée aux artistes venus d’ailleurs. Depuis le début, nous avons ouvert nos portes à des artistes internationaux, beaucoup venant d’Amérique latine, d’ex-pays soviétiques, d’Afrique du Nord… Aujourd’hui, près de 40 nationalités sont représentées à POUSH et presque 40% des artistes sont originaires d’un autre pays.
Il y a aussi un rendez-vous qui a beaucoup compté : les Journées Professionnelles. On y invite critiques d’art, commissaires, journalistes… à venir rencontrer les artistes dans leurs ateliers. Ce n’est pas une simple porte ouverte : on propose un vrai accompagnement, on organise des expositions, des performances, et on guide chaque visiteur selon ses intérêts. Au fil du temps, cela s’est ouvert à un public plus large, d’autres artistes, des étudiants, des collectionneurs, des passionnés d’art.
Enfin, POUSH est devenu un lieu vivant, où il se passe toujours quelque chose : un restaurant, un bar, une soirée… et surtout une capacité à se réinventer. Après Clichy, nous avons ouvert un nouveau site à Aubervilliers, dans une ancienne usine, retour à une forme brute, qui a permis à d’autres artistes de nous rejoindre, et au public de découvrir sans cesse de nouvelles figures. Et c’est ce renouvellement permanent, cette attention à l’autre, au vivant, qui, je crois, fait la force et la singularité du projet.

MdF : Comment sélectionnez-vous vos artistes résident.es ?

YK : Depuis le début, nous avons lancé trois ou quatre appels à candidatures publics. En dehors de ces temps forts, nous avons complété ponctuellement les ateliers laissés vacants, ce qui arrive assez rarement, en puisant dans une longue liste d’attente. La sélection a toujours été pensée comme un écosystème à construire avec soin, pour refléter la richesse des pratiques et des trajectoires.
Nous avons toujours cherché un certain équilibre : faire cohabiter des artistes en milieu de carrière, qui ont déjà une reconnaissance et qui trouvent chez nous un espace pour se renouveler, avec des artistes plus jeunes, parfois tout juste sortis d’école, et qui sont déjà très présents sur la scène émergente. L’âge moyen se situe autour de 35 à 40 ans : ce n’est donc pas un projet « jeune » au sens strict mais bien transgénérationnel. Et cette cohabitation des générations, des énergies, des récits, fait partie de la force du lieu.
Un autre critère essentiel, c’est l’envie de s’inscrire dans une dynamique collective. Il y a des artistes très établis, parfois représentés par les plus grandes galeries internationales, qui nous sollicitent. Mais si leur seul objectif est d’avoir un grand atelier bon marché, sans s’impliquer dans la vie du lieu, cela n’a pas beaucoup de sens. Ce que nous recherchons avant tout, ce sont des artistes qui ont un vrai désir d’échange, qui participent à l’intelligence collective du projet, même s’ils gardent, bien sûr, leur espace de solitude créative.
Nous avons également toujours porté une attention particulière aux artistes primo-arrivants, et notamment à celles et ceux qui viennent de contextes fragiles. Nous avons ainsi collaboré avec des structures comme les Ateliers des artistes en exil, et accompagné des artistes venu·es d’Ukraine, de Russie, d’Ethiopie ou d’Iran dans leurs démarches d’installation en France. Cela a été un travail discret, mais fondamental.
La diversité des pratiques est aussi un enjeu clé. POUSH a toujours attiré beaucoup de peintres, et nous avons, c’est vrai, une scène picturale de très haut niveau, avec des artistes comme Dhewadi Hadjab, Pol Taburet, Madeleine Roger-Lacan, Cécilia Granara, Julian Farade, et bien d’autres. Mais nous avons aussi voulu équilibrer cela avec des médiums très variés : un studio de danse (le Studio K), un étage consacré aux pratiques sonores, des ateliers de céramique, un pôle vidéo, des artistes numériques, des performeur·euses, et aussi le Bureau des Penseur·euses, qui réunit des commissaires, des théoricien·nes, des auteur·es.

MdF : Quel est le coût de location pour les artistes ?

YK : Les artistes versent une participation mensuelle, calculée au mètre carré, qui varie entre 9 et 12 euros hors taxes, selon les caractéristiques des espaces (chauffés ou non, luminosité, accessibilité, etc.). Cette participation reste très largement en dessous des prix du marché, surtout pour des ateliers de cette surface en région parisienne.
Ce montant donne accès à bien plus que de simples mètres carrés. Il inclut un accompagnement à plusieurs niveaux : un suivi hebdomadaire en production, un accompagnement administratif avec Delphine Toutain, un accompagnement artistique assuré par moi-même et l’équipe de programmation, et tout récemment, un dispositif piloté par Heartline qui aide les artistes à se structurer professionnellement : mieux parler de leur travail, construire un portfolio, aborder un rendez-vous, etc. Ce programme vient de commencer, et les premiers retours sont très positifs.

MdF : POUSH, de l’énergie brute à une structure toujours plus ambitieuse, votre philosophie de départ a-t-elle évolué ?

YK : C’est à Clichy que POUSH a vu le jour, porté par une énergie brute et spontanée. Le défi initial était de taille : transformer un lieu sans ligne budgétaire dédiée en véritable centre d’exposition. Au fil du temps, l’espace est devenu bien plus qu’un simple lieu de monstration, s’imposant comme un rendez-vous artistique régulier, mais aussi un espace de conférences, de formations et d’échanges, selon une vision toujours en mouvement.
Le déménagement à Aubervilliers a marqué une nouvelle phase d’expansion. Il a fallu repenser les espaces, organiser les résidents par affinités de pratiques, et créer des pôles dédiés aux disciplines spécifiques : arts sonores, danse, performance. À cela se sont ajoutés de nombreux services d’accompagnement : administratif, financier, communication, production, rencontres professionnelles, destinés à soutenir concrètement les artistes dans leur croissance.
L’équipe, désormais élargie, fonctionne selon un mode plus structuré, tout en conservant une agilité essentielle à l’identité du lieu. Car si POUSH grandit, sa volonté reste intacte : ne pas brûler les étapes, refuser de calquer le modèle des grandes institutions et préserver cette précieuse liberté, cette folie créative, propre aux périodes de construction. Ces « interstices » si fragiles, ces espaces de respiration et d’invention, sont au cœur de l’aventure POUSH et il s’agit, plus que jamais, de les faire durer.

MdF : POUSH est invité à Château La Coste, un tournant stratégique dans le Sud : quel contexte, quels enjeux ?

YK : L’invitation de POUSH à Château La Coste marque une étape importante dans son déploiement artistique hors de ses murs et s’inscrit dans la continuité d’une première collaboration avec la Collection Lambert à Avignon. Cette initiative avait été rendue possible grâce à Hervé Digne, alors président du conseil d’administration de la Collection Lambert et actuel président de celui de POUSH.
Hervé Digne a également joué un rôle déterminant auprès de Paddy McKillen, milliardaire irlandais et fondateur du domaine viticole et artistique de Château La Coste, en l’accompagnant dans la concrétisation de son ambitieux projet en France. Cette synergie a ouvert la voie à une nouvelle collaboration dans le sud, offrant à POUSH une plateforme d’envergure pour présenter le travail de ses artistes.
Dans un lieu habitué aux expositions de figures internationales comme Damien Hirst, offrir une carte blanche à de jeunes artistes relève d’un pari audacieux, mais cohérent avec la diversité du public que rassemble Château La Coste. Cette exposition, intitulée Par quatre chemins, a bénéficié d’un soutien rare : le financement intégral du projet, un geste fort dans un secteur où cela reste exceptionnel.

MdF : Quels prochains projets vous animent ?

YK : Nous avons une dernière grande exposition dont j’assure le commissariat cette fois après avoir souvent passé la main. Si j’ai récemment proposé l’exposition Obstiné.e.s, elle était très courte et venait pallier un problème de calendrier.
Minima Minimal qui réunit 20 artistes va ouvrir le 22 mai. Ce n’est pas un revival, c’est un déplacement. A la question : que reste-t-il du minimalisme aujourd’hui ? diverses tentatives de réponses et de résolutions. Un bruit de fond que l’on croyait avoir mis en sourdine, un étrange rappel, une manière d’être face aux choses. Ce n’est plus l’épure qui est recherchée, mais une forme de concentration, une manière de rendre visible ce qui, autrement, disparaîtrait dans le bruit du monde.
L’exposition veut donner à voir ces tensions, ces hésitations, ces points d’inflexion. Des œuvres de récupération côtoieront des gestes secs, des interventions brutes, des installations où l’absence pèse autant que la présence. Des artistes majeurs dialogueront avec de plus jeunes, croisant les perspectives et les territoires, affirmant Paris comme un lieu où ces nouvelles formes prennent corps.

MdF. Que se passera-t-il après Aubervilliers ?

YK : Plusieurs pistes sont activement explorées afin de prolonger l’élan engagé à Aubervilliers et d’offrir aux artistes un espace à la hauteur de leurs ambitions.
Dans cette nouvelle phase, l’équipe entend reconduire un grand nombre des artistes actuels, tout en restant fidèle à ses principes fondateurs : privilégier l’engagement individuel au service d’une dynamique collective. Cette exigence d’implication reste au cœur du projet, garantissant la vitalité de la communauté et la singularité de l’aventure POUSH.

 

 

Informations pratiques

Minimal Minimal
Du 22 mai au 19 juillet 2025
153 Avenue Jean Jaurès
93300 Aubervilliers

Hors les murs :
Par quatre chemins, points de vue sur la scène actuelle
Jusqu’au 9 juin 2025
Château La Coste
2750 Route De La Cride, 13610 Le Puy-Sainte-Réparade