Ce que l’IA fait à la culture visuelle
L’IA innerve de façon croissante nos usages quotidiens, tout en bouleversant les fondements mêmes de notre culture visuelle. Le Jeu de Paume dévoile certains des mécanismes et les origines spatio-temporelles de ce nouveau paradigme, tout en insistant sur ses conséquences politiques, sociales et économiques, sans oublier les imaginaires, parfois très anciens, qu’il véhicule et reconduit. Réparti en deux temps autour d’une part l’IA analytique, fondée sur la vision artificielle et la reconnaissance automatisée, et d’autre part l’IA générative et les possibilités de générer de nouveaux mots et images, ce panorama artistique, réunit plus de 40 œuvres réalisées au cours de la dernière décennie. Des « capsules temporelles » sous forme de cabinets de curiosité viennent compléter le parcours, suggérant différentes généalogies possibles de l’IA. Des commandes spéciales ont été passées à certains artistes pour l’occasion comme Hito Steyerl, Christian Marclay ou Grégory Chatonsky, que nous décrypte Ada Ackerman, commissaire associée. Elle revient sur les défis et partis pris des commissaires, loin d’un certain sensationnalisme prégnant vis-à-vis de l’IA, consistant à déployer un espace critique, inscrit dans un temps de regard plus long, et à mettre en valeur des stratégies artistiques qui visent à proposer des modèles alternatifs d’IA, plus ouverts et inclusifs.
Marie de la Fresnaye. Quels partis pris de départ ?
Ada Ackerman. Nous voulions nous démarquer des expositions sensationnalistes sur l’IA, qui en passent souvent par une esthétique immersive, attractionnelle, et qui servent parfois des logiques d’IA washing, via l’espace du musée, à des grandes compagnies de la tech. Très inspirés par les approches de Trevor Paglen, de Kate Crawford ou de Matteo Pasquinelli, nous tenions à ce que l’exposition puisse offrir une distance critique sur ces sujets afin d’ouvrir les boîtes noires des IA et révéler des pans souvent méconnus et invisibles de ces technologies : leur coût environnemental, leur dimension extractionniste, leur recours à du travail humain…. Soit déconstruire ce vocable quelque peu mystificateur d’intelligence artificielle et les mythes qu’il véhicule. Ce qui s’est apparenté à un défi étant donné que c’est un sujet qui change à toute vitesse ; il fallait donc pouvoir proposer un commentaire critique sur cette actualité sans être englué dans une forme de fascination présentéiste. Notre exposition, nourrie de différents projets de recherche scientifique, tente par ailleurs de rendre compte, à travers un panorama le plus varié possible, des transformations colossales que l’avènement des IA induit dans le champ de la culture visuelle, tout en montrant comment les artistes s’emparent de ces outils pour élaborer non seulement de nouvelles stratégies créatives, mais aussi des approches spéculatives et critiques, sans oublier différents gestes de résistance pour conserver une marge de manœuvre vis-à-vis des IA génératives.
MdF. L’exposition a-t-elle donné lieu à de nouvelles commandes passées aux artistes à cette occasion ?
AA. Tout à fait, elles se chiffrent à 10 nouvelles créations sur l’ensemble du parcours, dont une installation de Hiyo Steyerl, de Grégory Chatonsky ou de Julien Prévieux. Nous sommes très heureux d’avoir pu bénéficier, pour cette exposition, d’un tel ensemble d’œuvres inédites, qui font parfois l’objet d’une salle entière dans le parcours, comme pour la pièce Mechanical Kurds, d’Hito Steyerl, consacrée au micro-travail, et que nous avons découverte peu de jours avant l’ouverture de l’exposition !
MdF. A quand remonte l’origine de l’IA selon vous ?
AA. L’expression apparaît en 1955, dans la bouche du mathématicien John Mc Carthy. Mais nous avons essayé de montrer que certains phénomènes, dont on discute beaucoup actuellement comme la reconnaissance faciale automatisée, s’inscrivent dans une histoire bien plus longue. Des chercheurs comme Matteo Pasquinelli suggèrent que des pratiques algorithmiques existent depuis la nuit des temps ! De manière générale, le terme lui-même d’Intelligence artificielle reste problématique et en fonction de ce que l’on entend par là, il ne sera pas daté au même moment. Et quant aux rêves que véhicule l’IA, là encore, ils peuvent remonter à des temps extrêmement anciens. L’idée de déléguer des tâches à des doubles de nous-mêmes se trouve par exemple dès les premières descriptions d’automates.
MdF. Vous développez toute une partie sur l’archéologie, sur les espaces latents de l’histoire, dans la 2ème partie de l’exposition, selon quels enjeux ?
AA. Nous voulions nous éloigner d’une imagerie assez attendue, celle de l’IA très tech et futuriste et il nous a semblé intéressant de privilégier des approches d’artistes qui utilisent l’IA pour revisiter le passé, le patrimoine, esquisser des bifurcations dans l’histoire, ou qui s’adonnent à des collaborations, par-delà les âges, avec des artistes des temps anciens. Soit des manifestations en images d’une histoire contrefactuelle, d’une histoire synthétique, pour reprendre les termes d’Egor Kraft, dont nous exposons la série Content Aware Studies. L’idée n’étant évidemment pas ici de contester les récits historiques établis ni de faire preuve de révisionnisme, l’IA pouvant malheureusement être utilisée pour cela, notamment par l’extrême-droite, mais de montrer comment l’IA a la capacité d’actualiser des contenus restés à l’état de virtualité ou de potentialité, ce qui est particulièrement intéressant pour des œuvres du passé restées inachevées, ou à l’état de seul projet. Le cinéaste Alexander Kluge, qui recourt désormais à l’IA générative, les décrit comme « un conditionnel des images ».
MdF. Une esthétique de la ruine se dégage dans ce chapitre ?
AA. C’est une aspiration assez ancienne que de vouloir remonter le temps, de chercher à réparer les outrages du passé, à restaurer, par l’imagination, les fragments. Le recours à l’IA générative s’incrit dès lors comme un nouvel outil contemporain parmi toute une lignée de gestes et d’entreprises qui traversent l’histoire de l’art.
MdF. Vous avez souhaité montrer l’exploitation des travailleurs du clic, ces personnes de l’ombre, souvent invisibilisées.
AA. Le problème de l’adjectif « artificiel », dans l’expression « intelligence artificielle », est qu’il laisse entendre que l’IA serait complètement autonome dans son fonctionnement, ce qui est faux. Les plateformes comme « Amazon Mechanical Turks » sont pour l’instant indispensables au fonctionnement des IA. Il est assez remarquable à cet égard que Jeff Bezos le fondateur d’Amazon désigne l’Amazon Mechanical Turk comme « artificial artificial intelligence » soit une intelligence artificielle artificielle, ayant tout à fait conscience du tour de passe-passe sémantique qu’il opère là.
MdF. L’installation d’Hito Steyerl réalisée dans un camp de réfugiés est l’un des temps forts du parcours : pouvez-vous nous la décrire ?
AA. L’installation nommée « The Mechanical Kurds» conçue et dévoilée peu de temps avant l’ouverture de l’exposition, fait référence au célèbre Turc mécanique de Wolfgang von Kempelen, soit une supercherie puisqu’il s’agissait d’un faux joueur d’échec mécanique, qui était en réalité actionné par un humain. C’est également à lui que fait référence la plateforme de microtravail d’Amazon. Hito Steyerl est partie au Kurdistan dans des camps de réfugiés, dont certains sont employés comme travailleurs du clic, pour étiqueter des objets destinés aux IA. L’artiste leur donne la parole et les laisse exprimer leur perception et leur conception de ce que permet l’IA, dans une approche qui n’est pas toujours négative. Beaucoup de rêves et de projections imaginaires sont suscités par l’IA auprès de ces personnes, qui n’ont pas toujours conscience que les technologies qu’elles aident à développer peuvent se retourner contre elles, comme dans le cas des attaques de drones. Le mobilier de cette installation reprend le vocabulaire de la « boîte englobante », ce système de délimitation de portions de l’image que les IA analytiques utilisent pour étiqueter des objets et qui apparaît dans le film de l’installation. Ici, les spectateurs se retrouvent eux-mêmes assis dans ces boîtes, comme si personne ne pouvait échapper à cet étiquetage du monde.
MdF. Autre œuvre conçue pour l’exposition, celle de Grégory Chatonsky : qu’est ce qui se joue ?
AA. Elle s’intitule « la Quatrième mémoire» en référence aux différents types de mémoire distingués par Bernard Stiegler. Dans cette installation qui comprend de la vidéo, de la sculpture et de la photographie, Chatonsky recourt à l’IA générative pour instaurer une nouvelle modalité d’autobiographie fictive, un genre très prisé dans l’art contemporain depuis plusieurs décennies. Ce qui est assez vertigineux, c’est que l’artiste s’est démultiplié en des avatars de plusieurs genres, nationalités, professions, parlant différentes langues, à travers des milliers d’heures – la probabilité de revoir le même extrait au sein de son installation est infime. Pour l’artiste, qui considère cette œuvre comme un tombeau posthume de son vivant, il ne s’agit pas seulement de démultiplier son identité, mais aussi de proposer un prototype de tombeau pour l’humanité lorsqu’elle aura disparu de la surface terrestre. Il ne restera plus alors que des IA pour regarder notre culture. L’œuvre, aux accents mélancoliques, est aussi mise en lien avec un immense réservoir d’images issues de l’histoire de l’art et réunies dans un projet de recherche intitulé « Visual Contagions» qui est porté par l’historienne de l’art Béatrice Joyeux-Prunel et qui s’attache à retracer des phénomènes de circulation artistique. Dans l’installation, des IA analytiques réagissent au film de Chatonsky et recherchent dans cette base de données des images dont les motifs ressemblent à ce que l’on voit à l’écran. C’est une façon pour l’artiste d’utiliser l’IA générative pour explorer l’histoire de l’art, et donc d’inverser la logique habituelle consistant à partir de l’histoire de l’art pour aller vers l’IA.
MdF. Une œuvre de Christian Marclay qui clôt le parcours a été conçue avec Snap et est volontairement participative
AA. Nous tenions à proposer un certain nombre d’œuvres participatives pour que le public se sente invité à être partie prenante du parcours. Cette œuvre « Sound Stories (The Organ) » traite des réseaux sociaux à l’heure de l’IA, une question très importante et également abordée dans le film d’Inès Sieulle, présenté dans notre programmation vidéo au sein de l’exposition. Christian Marclay souhaite montrer comment cette gigantesque masse de contenus éphémères, les snaps, peut donner lieu à un montage audiovisuel inédit, puisque le visiteur est invité à appuyer sur les touches d’un clavier connecté à un écran, chaque touche déclenchant l’apparition d’une bande verticale composée de snapsqui a priori n’ont rien en commun si ce une même fréquence sonore. Cela permet une forme de navigation inattendue au sein des réseaux sociaux et de les assembler selon une logique souvent déconcertante, parfois poétique.
MdF. Pour conclure, l’IA, menace ou opportunité selon vous pour les artistes ?
AA. En termes artistiques, je pense que c’est une opportunité à condition de demeurer très vigilant autour de la question des droits d’auteur et à la mainmise des grandes compagnies de la tech sur certains imaginaires. Beaucoup d’artistes présents dans l’exposition exploitent les potentiels poétiques des failles de certains modèles d’IA, qu’ils font dérailler, d’autres cherchent à créer leurs propres modèles, plus ouverts, plus inclusifs et personnalisés, tandis que d’autres encore tentent de pousser les modèles existants et les plus courants (Midjourney, DALL-E, ChatGPT, etc) dans leurs retranchements et à jouer avec leurs limites. Soit tout un éventail de gestes de création comme de résistance, qu’il convient d’encourager et de suivre avec la plus grande attention.
Le Monde selon l’IA
Jusqu’au 21 septembre
Jeu de Paume