Delphine Melliès - Un portrait chuchoté

Par Pierre Duval20 mars 2025In Articles, 2025, Revue#34

 

 

Dans l’atelier de Delphine Melliès, une exploration approfondie s’avère nécessaire pour dévoiler la richesse et les subtilités de son travail. Ses pensées, consignées dans ses carnets griffonnés ainsi que les fragments d’histoires qui émaillent ses œuvres, incarnent les vestiges d’une mémoire enfouie qui se réanime sous nos regards. Au sein de Turbo Collectif, elle procède à une collecte d’images, d’objets et des récits qu’elle réinterprète, leur offrant ainsi un nouveau souffle qui, sans cette démarche, risqueraient de s’effacer.

Après avoir été formée à l’École de Condé, elle poursuit ses réflexions à travers la photographie, la performance et l’installation. Son travail contribue ainsi à la sauvegarde de récits menacés par l’oubli, notamment lorsque le langage qui les exprime est sur le point de s’éteindre. Comment faire ressusciter un souvenir déjà effacé ? Quelles sont les méthodes employées pour permettre à la mémoire de renaître ? L’artiste interroge les frontières entre le rituel et le rite, le sacré et le banal et nous invite à réfléchir sur la réinterprétation et la célébration de notre patrimoine immatériel et intelligible. Delphine Melliès fait usage de la figure des souvenances et de leurs incarnations qui se manifestent de manière tangible tout en étant susceptibles de se révéler tels des mirages.
Elle établit des connexions entre le patois parlé dans le village de ses aïeux jusqu’aux rituels funéraires nous guidant à réfléchir sur l’assimilation des héritages. À travers une démarche expérimentale, elle explore les territoires pour les raviver et repenser nos transmissions. Par la suite, son investigation du folklore agit comme un révélateur des réminiscences mémorielles. Delphine endosse le rôle de conteuse en invoquant le passé par l’intermédiaire de ses œuvres.

L’artiste plonge dans les profondeurs de sa mémoire pour y trouver ses repères puis insère ses histoires dans les creux des récits territoriaux. Elle les étudie par un ensemble de prismes tels que le médicinal, le langage ou l’agriculture. S’attachant à la pérennité, elle s’autorise parfois à effilocher ces récits, créant ainsi un contre-pied dans la continuité des héritages. Dans la série A las erbos dans l’ort, elle établit un parallèle subtil et sensible entre la disparition des fleurs médicinales dans les paysages pyrénéens et l’atténuation progressive de leur représentation tant visuelle que mentale. En explorant divers supports photographiques, elle analyse avec finesse les vestiges laissés par nos prédécesseurs. En altérant les formes par des procédés tels le grattage, la déformation et l’effilochage, l’artiste cherche à perturber nos perceptions.

Delphine Melliès, consciente de l’urgence, élargit les horizons de sa démarche en combinant les récits, tout en veillant à les préserver et à les restaurer. À travers une préparation méticuleuse, elle invoque les témoignages et cristallise les gestes en les ancrant dans notre ère. Elle initie ensuite une réécriture sensible pour accompagner notre pèlerinage dans les reliefs de ces mémoires. Elle contribue ainsi à la célébration de traditions populaires – le carnaval et les cérémonies – en mettant en lumière le potentiel et la richesse de ces pratiques culturelles. Dans sa performance intitulée Transhumance, présentée au Musée de la Chasse et de la Nature, l’artiste établit une connexion avec le transcendantal, tout en réfléchissant à la complexité des liens qui unissent l’homme à son patrimoine.

De nombreux phénomènes traversent ses œuvres en faisant resurgir le passé. À travers la métamorphose, elle compose des « micro-monuments ». Ces derniers tissent des liens avec notre état spirituel et la traversée comme processus de transformation. En effet, ils symbolisent un monument du quotidien et de la banalité, permettant à ce même objet de prendre un tout nouveau sens tant émotionnel et symbolique. En outre, l’intégration d’objets personnels et d’attributs familiers dans ses compositions confère une dimension intime à son œuvre, invitant le regardeur à un moment de recueillement et d’introspection.
Cependant, qu’est-ce qui fait ce que nous sommes ? Ressemblons-nous à ceux qui nous ont précédés ? Est-il possible véritablement d’incarner ou de ressusciter fidèlement l’originel ? Par des gestes répétés sans cesse jusqu’à un épuisement physique d’elle-même ou de la matière, Delphine Melliès vient activer et perdre progressivement les histoires.

Récemment, elle a entrepris d’explorer de nouvelles pistes autour des abeilles et des rites de deuil. Ces insectes, à la fois symboles de vie et du passage entre les vivants et les morts. Cette figure du passage devient le point névralgique dans Quand je mourrais n’oubliez pas de le dire aux abeilles. Une ruche brûlée, des cloches martelées ne pouvant plus sonner, elle crée des déformations brutales tout en maintenant un affect unique. Elle établit ainsi l’espace de connexion où la frontière entre le rituel et le rite s’estompe, offrant une expérience sensorielle.
Dans sa performance intitulée L’écuelle du mort, elle entraîne le regardeur dans une médiation par le geste, l’exhortant à demeurer vigilant. Par ce biais, l’artiste crée des tensions par l’intermédiaire de prouesses physiques, en construisant des empilements précaires de bols au milieu de fragments brisés et tranchants. Ces bols, symboles de l’intime si fragile, évoquent aussi les souvenirs collatéraux, qui, parfois, nous perforent, nous hantent. Ses œuvres se transforment alors en vecteurs de métaphores, incarnant les restes de notre identité.

Selon l’artiste, rien n’est immuable, tout est sujet à être transformé. Chaque œuvre devient ainsi le réceptacle d’une pensée, d’un sentiment et d’une légende dont l’origine nous est inconnue. Par son processus, l’histoire personnelle se mue en un récit commun, nous conduisant à nous interroger sur les préoccupations communes. En puisant dans une iconographie variée, Delphine Melliès réinterprète avec finesse certaines formes du passé, tout en sachant que l’image se dégradera inévitablement avec le temps.
Enfin, que restera-t-il des résidus de ses histoires ? Delphine Melliès nous le chuchotera, non sans une certaine réserve.