Fanny Béguély - À la recherche d’une organicité photosensible
Fanny Béguély est l’une des révélations du Salon de Montrouge 2025 avec son expérimentation de l’image sans camera. Dans sa pratique filmique et photographique, elle se saisit du photosensible dans une transformation alchimique du monde végétal qui bien qu’invisible, détient de véritables pouvoirs. A partir de la technique du chimigramme réalisé avec des papiers souvent périmés, il s’agit selon elle de rejouer ce geste créatif de vitalité dans une logique de coexistence et non de dichotomie. Elle a choisi d’exposer également la série Thesauroi, qui à partir de la tradition cultuelle de l’ex-voto et de recueil de témoignages de douleurs et de maladies a ouvert de nouvelles expérimentations, loin d’une conception matérialiste de l’échange mais dans une logique de réparation collective. De plus le film Pneuma met en scène des membres de sa famille autour de cette notion de souffle, de respiration, souvent invisibilisées dans nos sociétés occidentales. Fanny Béguély revient sur l’opportunité que représente le Salon de Montrouge et son expérience au Fresnoy.
Marie de la Fresnaye : Que représente pour vous, à ce stade de votre parcours, la participation au Salon de Montrouge?
Fanny Béguély : Une grande joie tout d’abord de participer à l’aventure de ce salon renommé, d’avoir bénéficié d’un accompagnement très bienveillant de toute l’équipe et de montrer mon travail parmi celui des quarante artistes sélectionné·es. Je me sens à l’aise avec le fait qu’il n’y ait plus de prix décernés, qu’être là ensemble est déjà une reconnaissance suffisante, je trouve cela plus en phase avec les enjeux actuels de notre société.
Ma formation étant plus liée au champ du cinéma, participer au Salon de Montrouge représente pour moi une opportunité de développer une visibilité plus ouverte et moins scindée : j’y montre pour la première fois ensemble dans la même exposition mon travail photographique et filmique, qui d’ordinaire circulent dans des circuits distincts, et cela m’encourage pour la suite à davantage lier mes différentes pratiques. Je n’ai rien produit de spécifique pour le salon, mais en ai profité pour montrer certaines pièces qui n’avaient pas ou peu encore été exposées en région parisienne. C’est un peu comme un point d’étape qui me permet de prendre un peu de recul et d’insuffler des énergies nouvelles dans les nouveaux projets à venir.
MdlF : Que vous permet la technique des « chimigrammes » ? Comment procédez- vous ?
FB : Je procède sans appareil photographique, en peignant directement avec le révélateur et le fixateur sur la surface du papier que j’enduis de matières choisies pour leur qualité plus ou moins importante de porosité. Je travaille en pleine lumière, compose avec la météo, et accompagne le noircissement des sels d’argents tout en modelant des textures spécifiques. Les papiers que j’utilise sont souvent périmés (mes plus anciens datent des années 1930), pour la raison qu’avant leur manufacture industrielle, leur format et leur épaisseur étaient davantage variés et la couche de gélatinobromure d’argent plus dense. J’aime aussi l’idée que les papiers possèdent leur propre histoire, leur géologie interne, et leur propre rythme, que je viens réactiver. Je laisse parfois des zones de l’image non touchées par le fixateur susceptibles de se modifier dans le temps. C’est donc un travail d’empreinte, de toutes les intempéries de la matière et de l’action de mes gestes sur le papier, et dont l’image finale est la trace.
Ma pratique s’articule autour de la recherche d’une organicité photosensible que je travaille comme une matière vivante. Le principe de photosensibilité est à l’origine de la vie sur terre, c’est une faculté donnée à nombre d’organismes vivants leur permettant de transformer l’énergie solaire en énergie chimique. C’est ce mouvement vibratoire électromagnétique et chimique invisible qui est à la source de la production de l’oxygène que l’on respire, les feuilles des végétaux ou certaines bactéries étant les sièges de sa transformation. J’ai donc choisi de composer en plaçant ce principe vital et actif au cœur de ma pratique, le papier photographique argentique agissant comme la membrane d’une peau, façonnée par le soleil. Mes chimigrammes sont en quelque sorte des sculptures planes de lumière et de chimie. J’assume complètement la part d’aléatoire que ce processus comporte, à l’intérieur duquel mes gestes accompagnent, retiennent, amplifient des forces autonomes. Lorsque je suis sortie du dispositif optique de la photographie, c’est je crois dans un souci de trouver un geste créatif de vitalité, capable de rendre compte des logiques symbiotiques et d’interdépendance où rien sur terre n’est et ne peut se considérer comme figé ni séparé. C’est aussi une volonté de s’écarter d’un régime de représentation anthropocentrique où l’humain ne serait plus la mesure et l’échelle de toute chose.
MdlF : Vous reliez la série des empreintes sur papier argentique « Thesauroi » à des pratiques cultuelles autour des ex-voto anatomiques : quels enjeux ?
FB : C’est une série que j’ai commencée lors d’une résidence de recherche et de création à Rome en 2023, dans le cadre du Prix Wicar. Je me suis immergée pendant trois mois dans la tradition des ex-voto, en me documentant sur ses origines et sur ses assimilations contemporaines dans la culture populaire. Les ex-voto sont des objets qu’on dépose généralement en guise de remerciement ou à l’inverse, dans l’espoir que notre souhait soit exaucé. Ils peuvent prendre la forme d’un bâtiment, d’un tableau ou d’un objet divers de la vie quotidienne, ou bien de représentations anatomiques. Ils datent du Néolithique pour les premières formes tridimensionnelles et leur utilisation reste encore très vivace dans certaines régions d’Italie. C’est au fond une pratique très ancrée dans la psyché humaine. Je suis fascinée par le fait que cette pratique à l’origine païenne puis absorbée (à défaut d’avoir pu l’éradiquer) par le christianisme persiste, et suis interrogée par ses mutations à l’intérieur de nos sociétés capitalistes (qui, comme la religion, a tendance à assimiler de l’intérieur ce qui peut la menacer). Il y a quelque chose de paradoxal dans cette conception matérialiste des liens avec l’invisible, fondée sur un échange d’objet contre un désir, mais qui ne peut néanmoins pas vraiment être considérée comme marchandise puisque le geste de don transforme l’objet en personne : il agit comme une métonymie.
Il s’y joue quelque chose comme une diffusion horizontale des désirs par les choses, qui ne répond plus au schéma d’une transcendance, une réinvention des rituels publics (les thesauroi étaient les bâtiments spéciaux où les objets votifs étaient conservés dans les temples de la Grèce antique), qui répandent des affects débordants en mal d’expression, dans des contextes de crises intimes et politiques. Je crois qu’ils expriment une vraie puissance collective.
Il se trouve qu’une des formes les plus contemporaines de l’ex-voto est justement la photographie. Elle agit comme preuve ultime de l’accident réchappé (en témoignent des murs entiers de crash de voitures et de miraculé·es dans certaines églises romaines). J’ai décidé d’utiliser ce médium tout en réinjectant des techniques de moulages qui étaient pratiquées au Moyen-Âge où les ex-voto étaient faits en cire (et ont été par ailleurs à l’origine des cires anatomiques utilisées en médecine). En discutant avec des inconnu·e·s rencontré·e·s aux tables de restaurants, dans des gîtes, des concerts, des églises ou aux comptoirs des bars, des personnes m’ont confié spontanément leurs douleurs, physiques ou mentales, et je leur ai proposé d’en faire une empreinte photographique. Le processus a consisté en l’application d’une matière grasse sur la partie du corps malade ou associée à un souhait puis en la pression de la pellicule du papier photosensible sur la peau afin qu’une trace s’y dépose, révélée ensuite par la chimie. Il y a comme une prise en charge par le papier, qui détache une image, opère comme transfert. En parallèle, j’ai recueilli les histoires personnelles qui m’ont été communiquées pendant ces opérations, et les ai retranscrites sous une forme courte, dans un registre que j’ai nommé Souffrance(s) Générale(s). D’une histoire intime à une autre, c’est devenu, je crois, une sorte de recueil de revendications à la réparation collective.
MdlF : Dans le film « Pneuma » il est question du règne végétal en correspondance avec le règne du visible : qu’est ce qui se joue ?
FB : J’essaye de façon générale de relier le visible et l’invisible afin de sortir d’une conception binaire et hiérarchisée occidentale. Ce régime de la division permet et légitime toute sorte de dominations et d’aliénations. Il est très destructeur. M’intéresser au règne végétal dans ce film a été un moyen de tenter de reconsidérer nos racines, notre relation à la « nature » et à nous-mêmes en tant que nature. Pneuma fictionnalise l’idée de la plante comme pharmakon : à la fois remède, poison et bouc émissaire. Ceci passe par des outils comme le time-lapse ou la microcinématographie permettant de montrer ce qui est d’ordinaire invisible à l’œil humain, d’animer ce qui nous apparaît inerte (et in extenso exploitable comme simple ressource). L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro écrit dans son livre Métaphysiques cannibales, que « La personne et la perspectivité – la capacité d’occuper un point de vue – est une question de degré, de contexte et de position, plutôt qu’une propriété distinctive de telle ou telle espèce. » Il y parle de la manière dont le perspectivisme amérindien peut nous permettre de questionner notre vision occidentale de la nature et des vivants, coincée dans des relations de sujet à objet. Le cinéma a, je crois, cette capacité de créer des ruptures perceptives, de rendre sensibles et raconter les histoires autrement. Je me suis amusée dans le film à faire parler des plantes toxiques, et à conter des cas d’intoxication disruptives.
J’y ai aussi mis en scène ma propre famille et parle un peu de notre éducation religieuse car il y est justement question de renouer les fils d’une autre parenté, celle d’une histoire oubliée et méprisée de notre vie aux côtés des plantes et des liens qui nous fondent. Le terme « pneuma » fait référence à l’air, au souffle et à ce qu’on qualifiait d’âme dans l’antiquité : en respirant nous nions constamment notre séparation avec notre environnement, nous nions la séparation entre ce qui est notre corps, ce qui est le corps du monde, entre le soi et le non soi, entre l’esprit et la matière. Tout le film est le fruit de cette réflexion : que la contradiction de nos systèmes est peut-être fondée sur un manque de considération pour la vie elle-même et son premier et dernier geste, la respiration. N’avons-nous pas compensé cette difficulté en supposant que nous sommes né·es du souffle de Dieu ? En quelque sorte, né·es de la matière même de l’âme ? Le mépris que nous avons pour l’être végétal est peut-être dû au fait que nous ne lui prêtons pas d’esprit et que nous méprisons la chair. Et je pense que cette dichotomie risque de nous conduire à notre propre mort.
MdlF : Quel bilan faites-vous de vos années au Fresnoy ?
FB : Le Fresnoy a été une formidable aventure humaine et artistique. C’est un rêve de pouvoir profiter de tels équipements et accompagnements, et de se dédier pendant deux ans à deux projets. Il faut être prêt·e et mieux vaut être sûr·e de soi car une fois la machine lancée tout va très vite et le rythme est dense. Même si nous restons très libres dans nos projets, il n’y a pas toujours le temps pour s’arrêter et réfléchir et il faut savoir composer avec les contraintes d’un agenda scolaire. En soi, c’est assez formateur et on y apprend beaucoup sur son propre fonctionnement. J’y ai personnellement expérimenté énormément de choses dans ma pratique, travaillé sur de très grands formats de papiers photographiques, tenté des formes cinématographiques très expérimentales, des technologies vers lesquelles je ne me serais sans doute pas spontanément tournée, et j’ai eu la chance d’avoir Béla Tarr comme tuteur…
J’ai fait partie d’une promotion très soudée, assez festive et hardie, ce fut donc intense mais aussi très stimulant et joyeux. Et je peux dire aujourd’hui que j’y ai trouvé des ami·e·s et complices à long terme. Quand on a fait le Fresnoy, c’est comme si l’on faisait partie d’une famille pour toujours.