Portrait de Jeanne Bastien
Sous les toits des Beaux-Arts de Paris, dans un atelier baigné de la lumière froide d’un matin de novembre, Jeanne me déplie ses dessins sur fibre de mûrier. Étudiante en quatrième année dans l’atelier d’Agnès Geoffray, elle questionne ces espaces microscopiques qui nous séparent des autres êtres vivants. Intéressée par la géologie et la géomorphologie, elle collecte des pierres lors de ses longues marches dans le Jura et les Vosges.
Après s’être imprégnée de l’identité d’un lieu, elle sélectionne la pierre qui le représentera au mieux. Elle désire par ce geste “garder la trace de ce qui fait ce paysage”. De retour à l’atelier, elle note comme une archéologue, les données relatives à sa découverte. Elle dispose chacune de ses pierres sous la verrière de l’atelier et scrute de temps à autre la rugosité d’un quartz ou la délicatesse d’un calcaire.
Elle me présente ce matin-là son silex d’Orléans, dont elle me déroule le portrait étendu sur quatre grandes feuilles recouvertes de pastel couleur ocre. Elle me demande de l’imaginer suspendu au mur telle une peau animale tannée par le soleil. Mon regard s’engouffre dans ses aspérités comme dans les crevasses d’un sommet. L’œil se perd dans l’imposante composition à mesure qu’il considère l’aspect vitreux du silex. Ses agrandissements semblent redonner une identité et une présence palpable à ces morceaux du temps géologiques devenus colossaux. En dessinant pendant de nombreuses heures leurs irrégularités, s’intéressant à leur fissure et à leur transparence, un nouvel espace d’interaction s’instaure, plus intime. Leur identification scientifique ne l’intéresse pas, pas plus que leur taxonomie latine. Ses dessins laissent se côtoyer le micro et le macro, le temps géologique jamais vécu toujours subi se mêle à celui dont nous sommes les contemporains. D’ébréchure insignifiante son silex devient le visage d’un mini-paysage qui se rêve en panorama.
Ses “frottages” encore à l’état d’expérimentation témoignent d’une autre constatation selon laquelle les images ne rendent compte que d’un seul de nos sens: la vue. Or dans notre quotidien, comme elle le souligne très bien, nous vivons de manière multisensorielle. Comment donc rendre compte des volumes par le dessin ? Comment témoigner du relief d’une pierre sans faire usage de l’illusionniste perspective ? Ainsi, le frottage de ses pierres se pense comme l’image d’une surface et d’un toucher. Pour ce faire, elle enduit ses doigts de graphite et recouvre la pierre d’une feuille en fibre de mûrier. De leur frottement l’une contre l’autre, émerge une forme nouvelle, un moulage imprimant en creux les vides et les saillies de la pierre. La capacité mécanique de la feuille est essentielle, puisque grâce à ses fibres longues et fines elle résiste aux froissements orchestrés par ses mains. Si celle-ci avait été plus épaisse, l’espace entre elle et la pierre aurait été trop important. Par là son expérimentation questionne les espaces d’interactions entre les êtres et les choses. Ces no man’s lands où se construit notre rapport au vivant, qui sont des interstices supposés vides de sens et inhospitaliers. Ses frottements se soustraient à la lumière et à la vision pour capter par le toucher, le volume des objets. Elle en saisit les singularités comme l’archéologue s’interrogeant sur les vestiges, utilise le carbone 14 pour identifier l’âge de ses trouvailles.