25e Prix de la Fondation Pernod Ricard

Par Amélie Boulin4 octobre 2024In Articles, 2024

 

 

L’affect, d’origine psychologique, cause de nos états émotionnels impétueux. Il est bien complexe de définir les raisons de nos passions, agréables ou non. Lauren Berlant, universitaire et autrice américaine, articule en 2011 la théorie d’un « optimisme cruel », traduction des écarts entre rêve, aliénation et réalité qui alimentent ces états de troubles. Partant de cette observation, la commissaire Arlène Berceliot Courtin propose une interprétation de l’affect depuis le prisme de l’art contemporain, son expression plastique et politique.

Parmi les sept artistes exposés, Lenio Kaklea apparaît dans une vidéo de 9 minutes, vêtue d’un large blouson lamé aux couleurs de la mer du Nord : bleu délavé, gris lumineux. La bande qui traverse le tissu se superpose au quadrillage des portes de l’entrepôt portuaire. Définitivement ancrée dans un cadre maritime, l’artiste déploie, sur fond sonore de mouettes et des sirènes de bateaux, une matière chorégraphique qu’elle intitule An Alphabet for the Camera. Elle produit des signes, des gestes et des grâces de méduse qu’elle assemble, répète, connecte ou diffracte au cours de la marche qui l’emmène jusqu’à la mer. Ce répertoire de mouvances ne conclut pourtant à aucun sens, aucune phrase. Le borborygme sous-marin à chaque ondoiement de langue chorégraphié est une friture de barbare, communication à sens unique d’après un abécédaire qui nous échappe. Le court-métrage se termine avec l’avancée de l’artiste dans la mer, dépassant le motif du Moine au bord de la mer de Caspar David Friedrich jusqu’à l’immersion.

Faire corps avec, Paul Maheke s’y essaye également lors de performances. La première, à caractère méditatif, suit un mode opératoire « spirit ». L’artiste tente la connexion avec ce qui l’entoure et le dépasse, dans un espace obscurci et face à une surface réfléchissante. Les gestes d’improvisation graphique se succèdent dans une forme de transe. Il en résulte des dessins à échelle 1 : surfaces noires, planes et mates au crayonné blanc – dur – qui constate l’échec répété de la visite « spirit ». Atténuées par des voilages lilas dans l’exposition, ces figures anthropomorphes sont maintenues artificiellement dans un état intermédiaire de mouvance, d’apparition.
La seconde performance, cette fois filmée, se concrétise dans une esthétique radicalement différente. Paul Maheke y relate, par les soubresauts chorégraphiés du corps meurtri, le récit indicible d’un viol. Cette œuvre, à caractère d’exutoire, comporte une bande-son calquée sur la fréquence émise par la terre, fréquence reconnue pour ses vertus apaisantes. L’affect lié au traumatisme trouve dans cette performance et cette rythmique des gestes de soin et d’apaisement.

Transmettre l’affect dans la plastique semble devoir en passer par le détournement du langage. HaYoung, artiste précédemment lauréate du Prix Dauphine 2024, en trace l’équation impossible. Dans Tongue Test force est de constater le circuit vain appliqué à sa langue maternelle, le coréen, par un exercice d’algorithme digne des « Captcha » qui jalonnent nos progressions sur internet. L’issue en est toujours la même : nulle. HaYoung traduit la frontière entre le virtuel et le réel en superposant à son langage maternel celui des algorithmes de notre quotidien, produisant un récit subjectif à l’intérieur de la matrice.
Son installation Mother, Erreur – 522 en est une application. L’artiste souhaite donner à sentir le parfum de sa mère, d’après sa navigation internet. Les cookies collectés sur le web sont associés à des fragrances qui sont par la suite assemblées pour produire ledit parfum. Où est l’erreur ? L’algorithme qui collecte les données est configuré en deux langues : l’anglais et le français. Le coréen, langue de la mère et langue de l’interface utilisée par elle, n’est pas compris par l’algorithme. Faillite du système, ce parfum, diffusé entre 11h et 14h, seul créneau de communication dans le décalage horaire entre la France et la Corée, est une senteur tronquée.
Promesses en perdition, ces souhaits et ces espoirs mis en forme par la création artistique retracent cette « relation d’attachement à des conditions de possibilité compromises, dont la concrétisation est jugée soit impossible – un pur fantasme – soit trop possible, et toxique. »(1) Puissamment politique, l’optimisme cruel, s’il porte bien son nom, contient également une opportunité de remise à niveau des schémas d’affect qui nous conditionnent.

Madison Bycroft propose sur les quatre temps de la musique disco émancipatrice, le court-métrage Waterlogue, Four to the Floor. Nous y suivons quatre personnages qui évoluent dans un univers principalement aqueux. La quiétude de leurs attitudes fait écho à celle trouvée sous l’eau, les bruits ambiants feutrés par le liquide. L’artiste considère l’eau comme un espace politique de résistance et de résilience, dépourvu de gravité et de binarité. Au répertoire des symboliques associées à l’eau s’ajoute le scintillement des facettes du disco, faisant osciller les frontières de la narration entre monde sous-marin et voyage spatial. Cette œuvre est une utopie, et parce que justement fictive, elle suspend « les notions ordinaires de réparation et d’épanouissement pour nous demander si ce ne sont pas les scénarios de survie que nous associons à ces affects qui posent en fait problème. »(2) L’artiste évoque le cauchemar du sec et en produit le contre-pied dans un quadriptyque humide. « Savoir évaluer ce qui s’y joue est une façon de mesurer l’impasse de la vie dans le moment accablant du présent. »

Ce 25e Prix de la Fondation Pernod Ricard est, sous l’impulsion de la commissaire Arlène Berceliot Courtin, résolument dédié à questionner les schémas. Sur consultation des artistes, il a d’ailleurs été décidé de ne pas distinguer un promu. Les sept artistes sont donc lauréats, selon une formule dont les détails seront dévoilés le 18 octobre prochain.

 

Infos

All the messages are emotional
25e Prix de la Fondation Pernod Ricard
Du 10 septembre au 31 octobre 2024
Les lauréats : Clémentine Adou, Madison Bycroft, HaYoung, Charlotte Houette, Lenio Kaklea, Paul Maheke, Mona Varichon

Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard, Paris 8e

 

1Lauren Berlant, L’optimisme cruel, 2011, extrait traduit, All the messages are emotional, Paris, Fondation Pernod Ricard, 2024, p. 13-14.

2Ibidem, p. 43.