Libo Wei en sa maison
Fin juin aux Beaux-Arts de Paris, tous les élèves n’avaient pas joué le jeu d’un réel accrochage. Parmi les ateliers ouverts, une œuvre se distinguait pourtant par sa précision et son efficacité. Rangées dans des armoires ou débordant de tiroirs, des pastèques et des oranges plus ou moins fraîches exposaient aux regards des rondeurs trop lisses pour être honnêtes, tandis qu’une meute de tabourets-bassets se dispersait le long des murs, fuyant peut-être les génies dont les yeux exorbités crevaient les flancs de grands vases.
Dans une proposition synthétique qui se nourrit aussi bien des céramiques traditionnelles chinoises que des natures mortes flamandes, Libo Wei réussit à évoquer un passé récent de l’Asie de l’Est qui n’est jamais que la répétition, en accéléré, de l’urbanisation et de l’uniformisation des modes de vie vécus en Europe il y a quelques décennies. D’un continent et d’une époque à l’autre, un authentique dialogue se noue.
Arrivé de Lanzhou en Chine à Nantes où il s’est formé à de nombreuses techniques, Libo Wei a fait l’expérience d’un déracinement d’autant plus fort qu’il était non seulement géographique mais aussi historique, tant la rapidité des changements socio-économiques survenus en Chine contemporaine ont bouleversé les paysages et les mémoires. L’histoire est connue, industrialisation, désertification des campagnes, urbanisation à marche forcée et comme souvent, elle percute avec brutalité une histoire familiale quand la maison du grand-père, avec des milliers d’autres, est rasée. Émerge alors la conscience que cette maison, construite et meublée par le grand-père, était aussi le nœud d’une vie manuelle et artisanale, où tout un chacun savait travailler le bois et son jardin.
Passé le seuil de cette conscience, Libo Wei sculpte en manière de laraire, l’autel romain des dieux du foyer, deux modèles jumeaux de table basse à motif d’oiseau (You Remember Me as a Child, and You as a Young Man). Il garde l’un et envoie l’autre au grand-père, qui l’emportera bientôt avec lui. Le cycle créatif peut alors commencer, car cette réplique originelle appelle toutes les autres. Une commode à dessus marqueté d’abord, représentant un tigre, fidèle copie d’un travail mobilier du grand-père (Pure goodness (Frozen Pear)), puis, la région de Lanzhou étant réputée pour sa culture d’un melon blanc (Bailan), des fruits en bois peint. Il y a là des oranges, comme il en voit près de chez lui, des cageots entiers de la marque « Pure goodness », promesse d’une pureté mortifère comme seule la standardisation peut garantir, des pastèques, très consommées en Chine, et des poires.
Au-delà de son aspect obsessionnel, qui n’est pas sans rappeler les trois mille boulettes de terre façonnées entre mars et avril 1969 par un Boltanski alors proche sans le savoir de l’art brut, la copie des fruits et des meubles est avant tout un moyen de se rapprocher du grand-père absent. Tout comme le narrateur proustien retrouve finalement mieux sa grand-mère à la lecture des lettres de madame de Sévigné qu’au fil de ses souvenirs vacillants, Libo Wei rattrape dans le temps passé à refaire un meuble celui perdu hors de Chine. La copie des meubles du grand-père est aussi un moyen d’exalter la richesse formelle que recèle une vie d’humilité, à la manière d’un Harald Szeemann qui en 1974 imagine dans son appartement cette « mythographie du théâtre familial1 » qu’est l’exposition Grand-père, un aventurier comme vous et moi en présentant comme de véritables œuvres les objets quotidiens de ce coiffeur anonyme.
La (re)production de fruits factices (Pure goodneess (Mandarin orange no.03)) inscrit cette démarche dans un cycle consumériste plus large, ici suspendu, qui rejoue les joies, déceptions et désillusions de la nature morte. Joies de la virtuosité et de la capacité à donner l’illusion du vrai, comme dans la Nature morte avec pastèques et pommes dans un paysage de Luis Egidio Melendez2. Déceptions car si la copie est conceptuellement fausse, la force suggestive de l’image est telle qu’elle peut remplacer l’objet réel. En 1969, Gérard Titus-Carmel présentait à l’ARC pour l’exposition Distances sa Grande bananeraie culturelle, qui consistait à exposer sur un mur une série de fausses bananes en plastique et une vraie, laquelle pourrissant devait finir par ne plus être identifiable. Dès lors, « l’objet représenté était devenu le modèle permettant de reconnaître l’objet réel3 ». Désillusions enfin puisque la nature morte n’est jamais loin du memento mori et puisque les croyances les mieux enracinés peuvent aussi bien s’avérer fabriquées de toutes pièces : le melon de Lanzhou y a en réalité été importé dans les années 1940 depuis les Etats-Unis….
Débordants de vieilles armoires récupérées, façonnées par bien des grands-pères, ces fruits tombés du jardin d’Eden ou d’un entrepôt d’Alibaba amusent autant qu’ils inquiètent (Pure goodness (Watermelon) v.01)). Quand la pagaille règne au Muséum ou au supermarché, c’est toute la tradition chinoise, remisée au placard devant l’irruption de la modernité, qui reflue, grâce à l’entremise douce-amère de l’œuvre de Libo Wei, mi-figue mi-raisin, mi-melon mi-pastèque, tout comme quelques décennies plus tôt en Europe les Nouveaux Réalistes avaient piégé la brutalité des Trente Glorieuses dans leurs tableaux et leurs accumulations de déchets.
Libo Wei quant à lui préfère réactiver les objets délaissés. Une planche à laver en bois de jujubier (Country dog (Lai Fu)) ou des tabourets utilisés par des personnes âgées refusant de migrer dans une grande ville, sont autant d’invitations à s’assoir. Il leur redonne aussi âme, dans tous les sens du terme : âme de bois autour de laquelle se charpente la châsse ou la sculpture, âme du lutin venu s’installer dans des vases et des pots qui n’ont plus d’utilité domestique (Family birds (Cui cui)). Condamné à pourrir, un melon flotte dans une immense jarre remplie d’eau (Pure Goodness (Bailan melon)), qui ne sert plus à l’arrosage d’aucun jardin, dernière image affleurant à la surface du souvenir d’une maison dont on peut dire, comme Etienne-Martin à propos de ses Demeures : « Ma maison natale ne m’a jamais quitté »4.
1 Magali Nachtergael, « L’émergence des mythologies individuelles, du brut au contemporain », Mythologies et mythes individuels : à partir de l’art brut, 2014, p. 87-110.
2 Charlotte Chastel-Rousseau, notice du catalogue Les Choses – Une histoire de la nature morte, 2022, p. 131.
3 Catherine Millet, L’art contemporain en France, 1987, p. 111.
4 Fabien Faure, « « Toutes les versions appartiennent au mythe » : Etienne-Martin vu par Harald Szeemann », Mythologies et mythes individuels : à partir de l’art brut, 2014, p. 27.