Neo Rauch - Le Songe de la raison

Par Abigaïl Hostein28 septembre 2023In Articles, 2023

 

Le titre de cette première rétrospective française dédiée à l’artiste allemand fait référence à l’intitulé d’une gravure de Francisco Goya (El sueño de la razón produce monstruos du recueil des Caprices, 1799) dont s’est parfois inspiré le peintre. L’exposition nous propulse en 1990 et nous fait découvrir, une décennie après l’autre, l’évolution d’une pratique picturale dont l’apparente vitalité des couleurs dévoile un regard désabusé sur notre monde.

« Je ne prépare pas mes tableaux : pas d’étude, pas d’esquisse, pas de dessin préparatoire. À mes yeux, cela atténuerait le charme de l’aventure. » (Neo Rauch)

Les œuvres de Neo Rauch naissent de son subconscient. Son imagerie, puisant dans ses rêves et souvenirs remontant à l’enfance, fait se rencontrer des typologies d’objets d’époques complètement différentes. Le réalisme magique est à la fois pesant, par la gravité de ses personnages, et enveloppant, par ses voiles lumineux étincelants. Nous sommes transportés dans la dimension du peintre, et renvoyés vers notre propre imaginaire. L’univers troublant qui découle de la toile est dû à cet assemblage d’objets et d’images n’ayant, au premier regard, que très peu de choses en commun.

L’artiste qualifie sa production, depuis la fin des années 1980 jusqu’en 1992 de « période d’incubation ». Les couleurs et les formes sont organiques et se limitent à l’ocre, aux bruns et aux noirs. Cette pratique coïncide avec les tendances de l’époque, le néo-expressionnisme et l’abstraction. Avec Cuisine d’hôpital (1990) nous percevons déjà l’essence de son travail. L’espace supporte une accumulation d’éléments à moitié reconnaissables. Cette confusion pousse à une perte de repère. Le sentiment d’assister à un évènement imaginaire, n’appartenant à aucune époque, nous saisit. La distinction des scènes dans l’œuvre se fait dans le regard et l’esprit du regardeur. Ses encres et huiles sur papier des années 1990 reflètent son intérêt pour les espaces synthétiques. Le traitement des lignes, qui rythment et divisent la surface, ajouté à l’enchevêtrement et la contorsion des éléments présents dans l’œuvre, aboutissent à des créations à la limite de l’abstraction.

Ses dessins du milieu des années 1990 ont l’air tout droit sortis d’une bande dessinée. Comme d’ordinaire dans l’œuvre de Rauch, différents espaces cohabitent au cœur du dessin, et chacun revêt son propre camaïeu de couleur, à moins qu’il ne s’agisse d’une œuvre en noir et blanc. Le choix restreint des couleurs utilisées au sein d’une même œuvre est récurrent chez le peintre. Il lui permet de créer un ensemble cohérent, où chaque élément peut trouver un écho.

Dans Formation (2021), les plans se superposent, et le regard serpente d’une scène à l’autre en imaginant des histoires. Les personnages du premier plan sont-elles en train de parler des deux hommes en second plan ? Ces derniers partagent-ils un souvenir, prenant forme en arrière-plan ? Les possibilités sont infinies, et dépendent de chacun.

Si, dans les toiles de la « période d’incubation », on retrouve des coulures d’huile ainsi qu’une densité plutôt hétérogène, la façon qu’il a de brosser la matière, dès les années 2000, apporte une toute autre atmosphère. Assumant désormais complètement la figuration, ses grands formats tels que Vallée (1999) et Paysans (2002) offrent des couleurs profondes, sourdes, qui, une fois déposées sur le support, donnent vie aux éléments qui l’habitent. Ainsi déposées sur la toile, elles rendent le modelé des corps, objets et végétaux, sensible, incarné. Parfois lissée à fleur de toile, la matière picturale s’apparente à une poudre colorée.

Parmi les caractéristiques de son œuvre, nous ne cessons de constater l’ambiguïté de l’espace. Il y a quelque chose de métaphysique qui se dégage de ses tableaux. Dans Sans peur (2020), nous nous trouvons dans une cour assombrie à l’arrière, alors qu’elle est fleurie au premier plan. L’aspect géométrique des bâtiments fait écho aux toiles inspirées par le monde industriel, que l’artiste réalisa au début des années 1990. La dimension fantastique relève ici de deux créatures, mi-reptile en partie basse, mi-parterre-de-fleurs en partie haute. Pour chaque tableau, le peintre ouvre une nouvelle fenêtre, de nouvelles possibilités d’interprétation.

L’intérêt de Neo Rauch pour les mots, notamment dans le choix des titres, se ressent à chaque moment de sa production. Souvent, le titre de l’œuvre est inscrit sur la face de la toile ou du dessin. Cela semble indiquer que le titre est pour le peintre sa façon de raconter le tableau. En revanche, cela n’enlève en rien la part de liberté et d’interprétation du spectateur. Leur précision est intéressante, comme si Rauch avait cherché le mot juste : son questionnement au moment où il peint, un bout de souvenir, une actualité qui le préoccupe. Leur simplicité apparente contraste avec les accumulations et superpositions dans l’œuvre, qui font jaillir des centaines de débuts d’histoires.

 

À travers des personnages représentés le plus souvent de profil, leurs regards et attitudes, nous tentons de décrypter l’incongruité de la scène. Cette façon d’inclure le spectateur dans le tableau permet de concevoir l’œuvre comme une invitation à basculer dans l’univers du peintre, dans lequel chacun de nous peut retrouver des éléments familiers. Les personnages ont l’air extérieurs à la scène, et cela est renforcé par l’aspect enrobant des formes et volumes, comme si nous regardions à travers un judas de porte, ouvert sur un monde fantasmagorique. L’assemblage de scènes et la juxtaposition d’histoires ou de portraits dans un même tableau, constituent l’univers à la fois grave et loufoque de ce peintre.

 

Infos :

Neo Rauch, Le Songe de la raison

Jusqu’au 15 octobre 2023

MO.CO. Montpellier Contemporain

13, rue de la République, Montpellier