La Biennale de Kochi - Muziris
Depuis plusieurs années, l’Inde émerge comme un centre important de la création artistique. Mumbai s’impose comme la capitale indienne de l’art contemporain. Dans la création internationale, l’Inde développe une personnalité propre et originale faite de préoccupations contemporaines (inégalités, écologie, capitalisme, etc.) et de tradition, perceptible à la fois à travers des thèmes domestiques et des techniques entre tradition et technologie. C’est dans ce contexte que se déroule la 5e édition de la Biennale de Kochi-Muziris dans la région du Kerala. Elle est la meilleure vitrine de ce que l’Inde, mais aussi les « non alignés », expriment à travers leurs artistes.
La Biennale de Kochi est, depuis dix ans, une des plus importantes manifestations artistiques d’Asie. Elle rassemble surtout des artistes indiens et asiatiques, et quelques rares noms internationaux comme le sud-africain William Kentridge ou le franco-libanais Ali Cherri.
Un des attraits de cette Biennale est qu’elle se déroule dans une ville maritime qui fût un des premiers comptoirs portugais au 16° siècle, avant d’être hollandais puis anglais, et dont la riche histoire parfume encore la ville d’épices, avec une longue tradition d’échanges de biens et de cultures.
La commissaire Shubigi Rao a choisi pour cette édition le titre Dans nos veines coule l’encre et le feu. La thématique s’inscrit dans le besoin d’expression et de vie qui suit une période de confinement et de méditation solitaire. Dans notre monde globalisé où l’influence des marchés et de l’argent domine, le besoin de retrouver ses origines émerge et s’impose à travers des démarches collectives et de la joie. Ainsi reviennent à travers les salles les thèmes de survie, de résilience, d’évolution, d’identité, de frontière, de représentation et plus globalement de nos racines locales et nos ramifications globales.
La vietnamienne Thao Nguyen-Phan ouvre l’exposition dans le premier bâtiment avec une projection vidéo sur trois écrans pour montrer comment le Mékong, qui a structuré pendant des siècles les sociétés des six pays qu’il traverse (de la Chine au Vietnam), est progressivement détruit par l’exploitation et l’industrialisation débridée. Vasudevan Akkitham montre 365 dessins entre symbolisme et surréalisme. Ils sont titrés Almanach of a lost year pour illustrer l’année Covid, l’année perdue. Vivan Sundaram illustre un poème de Pablo Neruda avec Tempêtes de corps, lieux de pierre, bouches ouvertes comme des trous noirs. Plus loin, Trebor Mawlong montre l’arrivée dans la montagne d’un transformateur électrique qui va bouleverser la vie du village.
Jason Wee, originaire de Singapour, met en cause, à la façon d’un poète ou d’un chorégraphe, l’organisation rigide de sa cité-état. Ximena Garrido-Lecca (Pérou) illustre et documente avec des tissages de fil électrique de couleur et un programme informatique la tension et les affinités entre tradition et numérique. La peintre Devi Seetharam, originaire du Kerala, réalise de grandes toiles pour montrer l’ambiguïté de la tradition et de la place des hommes. Le Martiniquais Jean-François Boclé devait poser sur une étagère la sculpture d’un corps mort constitué de bananes pour dénoncer l’impérialisme destructeur, mais la sculpture n’est jamais arrivée à Kochi. Il a alors gravé sur la peau d’un seul fruit les mots « eat your liberty ».
L’indien Amol Patil illustre, avec la force de ses dessins et sculptures de bronze, l’absurdité des systèmes administratifs ou de castes et conclut néanmoins que c’est comme ça qu’on arrive à avancer. Sahil Naik, quant à lui, reconstitue dans un hangar tout un village que ses habitants délogés vont voir en pèlerinage en été lorsque les eaux sont assez basses pour pouvoir y accéder. Est-ce là ce qui attend tout un chacun ?
Ali Cherri présente à travers la vidéo de la construction d’un barrage sur le Nil et ses sculptures de terre mi-divines, mi-fantastiques, le cycle éternel de retour à la terre et de la vanité des constructions humaines. Le collectif CAMP a conçu de manière efficace sur sept écrans la construction et la destruction de Bombay avec les injustices liées au à la politique du logement et entretenues par les classes dominantes aidées par les autorités.
De proche en proche, les thèmes de la Biennale s’imposent et s’ancrent dans l’esprit du visiteur, et l’encre et le feu coulent pour nous alerter sur les destructions qui, en fin de compte, deviennent toujours des agressions de la vie des majorités modestes ou des minorités pourchassées.
Les autres lieux du « off » prolongent le thème de la Biennale.
Ainsi Davi Hall est consacré à l’illustration de ce qu’est ou n’est pas un domicile. Kashi Town House décrit un combat nationaliste au Tibet, VKL Warehouse montre le travail des étudiants des Beaux-Arts de différentes provinces. TKM Warehouse est un lieu qui sort du lot par sa qualité et sa cohérence. Le commissaire en est le célèbre artiste indien Jitish Kallat. On y est accueilli par une vidéo sur le pouvoir de William Kentridge et une autre vidéo de Jitish Kallat sur le thème du dialogue illustré par un moment de l’histoire de l’Inde. Ce moment où lors d’une négociation importante entre Gandhi et Lord Mountbatten concernant l’indépendance de l’Inde, Gandhi écrivait ses réponses sur le dos d’enveloppes trouvées sur place car c’était son jour de silence. Kallat illustre ce discours matériel et immatériel avec efficacité tandis que l’exposition elle-même montre les enveloppes en question ainsi que toute l’iconographie de l’époque et celle qui en est dérivée.
Ainsi, la 5e Biennale de Kochi est riche de propositions variées, avec presque une centaine d’artistes présentés, et reste une destination rêvée pour tous les amateurs d’art et de saveurs épicées.
Infos pratiques :
Kochi-Muziris Biennale 2022-23
Kerala, Inde
jusqu’au 10 avril 2023