Memoria : récits d’une autre Histoire
A l’invitation de Claire Jacquet, directrice du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA à Bordeaux, Nadine Hounkpatin et Céline Seror, commissaires et fondatrices de l’agence artness et du media The Art Momentum, investissent l’ensemble des espaces du Frac et dessinent une narration autour d’un possible futur commun avec 14 artistes et en trois chapitres : De l’intime à l’universel, Quand la mémoire fait œuvre politique et Fabulations, fictions et autres imaginaires, dont elles nous détaillent les enjeux dans cet entretien. Dans la ville de Bordeaux, cette démarche a une résonance toute particulière comme s’en empare Na Chainkua, l’une des 14 artistes du parcours.
Quels sont les enjeux de cette exposition ?
Céline Seror : Nous concevons le Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, le livret de visite et le catalogue éponyme comme de potentiels espaces d’expression. Des espaces collaboratifs et remplis de voix, celles des artistes mais aussi et au-delà, des intellectuels, des poètes, des philosophes invités à collaborer et à s’exprimer. L’un des enjeux de cette exposition est résumé par la phrase de Oulimata Gueye, inscrite sur le mur de la première salle : « Désaxer les regards pour redevenir le sujet de sa propre histoire ».
Nadine Hounkpatin : Aux côtés de Mary Sibande, l’artiste zimbabwéenne Georgina Maxim reprend également cette question de l’intime et de l’universel à travers la pratique du textile à partir d’une malle de vêtements qu’elle a reçue à la mort de sa grand-mère. Plaçant la vie de ses aïeux et de ses proches au centre de son œuvre, elle souhaite que cette histoire personnelle et collective s’inscrive dans l’histoire de l’art. Elle se saisit de la couture comme d’un pouvoir qu’elle accepte et qu’elle transforme en une forme d’injonction. De même Enam Gbewonyo, dont les œuvres sont montrées pour la première fois en France, qui investit lors de performances le bas nylon couleur chair, objet intime chargé d’invisibilisation. Cette symbolique du bas nylon est reprise par Myriam Mihindou avec une grande force dans sa performance filmique La Robe envolée.
Pourquoi avoir choisi l’œuvre de Mary Sibande « Wish You Were Here » pour ouvrir le parcours ?
NH : L’artiste se saisit de l’histoire de sa propre famille, une lignée de femmes fortes et courageuses au service des riches blancs sous le régime de l’apartheid, à qui elle veut rendre hommage en cassant cette fatalité. Cette sculpture à la taille exacte de Mary représente son alter égo Sophie qui évolue au fil de sa carrière. Sophie, c’est ainsi que l’on dénommait les domestiques noires pour éviter d’utiliser leurs noms sud-africains. Marie donne à Sophie, malgré ses attributs de servitude, un nouveau rôle et la place au centre de l’histoire comme détentrice du fil de cette narration, d’un rouge sanglant comme trace et résurgence de cette violence dans le présent. Si elle a conscience de ce passé, Sophie/Mary, dans une nouvelle « majestuosité », a conscience de sa capacité à réécrire la suite du récit avec la lettre S en héraldique qui évoque son prénom et Superwoman. Le fil de la narration, de l’histoire familiale et collective, devient alors porteur d’espoir.
Comment les artistes nous invitent-ils à imaginer un futur commun possible ?
NH : Les artistes ont cette capacité à puiser dans nos mémoires, à continuer à les faire vivre, expliquer nos présents, exposer des vérités pour pouvoir dessiner des futurs possibles. Possibles, et j’insiste car si et seulement si l’on accepte certaines choses du passé. Ce sont, comme le résume Josèfa Ntjam, des récits « futuribles ».
CS : J’ajouterai également la notion du collectif, inhérente à l’exposition, qui nous invite à nous interroger sur notre propre individualité et à notre capacité à nous refléter les uns avec les autres dans ce futur commun.
Quelle est la portée et place du politique dans cette exposition ?
CS : Nous avons conçu cette exposition comme une proposition. L’aspect politique est non pas imposé mais laissé à chaque interprétation personnelle. Ces temps de respiration, ces espaces qui restent disponibles autour des œuvres, permettent de véritablement se les approprier et en décrypter la force. Le regardeur est libre de prendre cette exposition comme un point de départ vers une réflexion personnelle et universelle, présente et future.
NH : Le politique est là, sous-jacent mais à la manière d’un Frantz Fanon qui, dans l’introduction de son ouvrage Peau noire, masques blancs, écrit : « Je n’arrive point armé de vérités décisives. Ma conscience n’est pas traversée de fulgurances essentielles. Cependant, en toute sérénité, je pense qu’il serait bon que certaines choses soient dites. Ces choses, je vais les dire, non les crier. Car depuis longtemps, le cri est sorti de ma vie ».
Infos pratiques : Memoria : récits d’une autre Histoire Jusqu’au 20 novembre 2021 Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA Corto Maltese, La MÉCA 5 parvis, Bordeaux