Chroniques de l’invisible, au Grand Café de St-Nazaire

Par Marie Gayet25 février 2021In Articles, Expositions, 2021

 

Au Grand Café de Saint-Nazaire, l’exposition Chroniques de l’invisible, troisième volet du cycle « Généalogies fictives » imaginé par Guillaume Désanges*, s’est terminée mi-février. En la programmant et la titrant ainsi, le curateur et l’équipe du centre d’art n’imaginaient pas que l’exposition allait d’une certaine manière rendre concrète et palpable la notion d’invisible, en tout cas, en ce qui concernait la partie dans les murs. Pour les raisons connues de tous, depuis fin octobre, l’exposition est restée portes closes. Aussi peut-on se réjouir qu’un parcours hors-les-murs ait été conçu en parallèle, non pas tant en réponse à la crise sanitaire, mais parce qu’une partie du projet curatorial visait à questionner l’œuvre dans l’espace public.

Chroniques de l’invisible était donc à voir dedans et dehors, les deux propositions n’étant pas tout à fait séparées, chacune pouvant faire écho à l’autre, par un regard transversal sur la ville de Saint-Nazaire et ses alentours. De fait, dans un premier temps, les cinq artistes invités, Lois Weinberger, Edith Dekyndt, Eva Barto, Ismaïl Bahri et Ignasi Aballi, ont eu à choisir un lieu sur le territoire environnant pour, dans un deuxième temps, « ramener » dans l’espace d’exposition des œuvres en lien avec le territoire choisi, produites pour l’exposition ou déjà existantes. Mais comme le suggère le titre, ce sont davantage des points aveugles, des faits imperceptibles ou impossibles à recenser, ou encore des angles morts de l’histoire et de la géographie locales qui ont inspiré les artistes. De la voix même du curateur, qui s’était glissée entre les œuvres dans une des salles de l’exposition, : « Entre histoire et géographie – Quelques récits superficiels des profondeurs – Entendus ça et là, ici et ailleurs, localement et au lointain».

« Fondées sur une fertile distanciation », ces Chroniques de l’invisible faisaient un état des lieux sensible sur la ville, par des chemins de traverse, des formes en creux, des traces à distance ou des récits à peine cueillis.  Car l’invisible n’est pas seulement ce qui ne se voit pas par nature, c’est aussi ce l’on n’a pas vu, ou pas pu voir, un geste accompli ailleurs que l’on ramène sur place, un mouvement si ténu que l’œil humain ne peut le percevoir, une transformation de la matière dont seul le temps garde la mémoire, un milieu capable de développer son propre écosystème.

Ainsi, Lois Weinberger, (1947-2020) qui a pu faire les repérages et donner des indications sur les œuvres à mettre en place avant son décès, s’est intéressé au site des Forges de Trignac, site industriel maintenant déserté et laissé plus ou moins à l’abandon depuis sa fermeture. Son regard s’est naturellement porté, posé, sur les oiseaux qui viennent y trouver refuge. Pour eux, il a fait installer des nichoirs, qu’on ne verra pas si on ne se déplace pas jusque là-bas. Néanmoins, l’esprit de l’oiseau est bien présent au Grand Café, à travers un corpus d’œuvres ayant toutes un lien avec l’animal à plumes : une énorme cage, que l’on pense plus destinée à un ragondin ou à un vautour qu’à un oiseau, tant elle est massive et dont les barreaux tordus, écartés, dénotent une force exceptionnelle, des petits tableaux faits avec des fientes séchées, un nid à l’intérieur doré… La pratique de cet artiste qui a composé avec des déchets ou laissé la vie naturelle faire œuvre à sa place passe du trivial à la beauté avec une grande poésie.

Directement collés sur les vitres des grandes fenêtres du Grand Café, le passant à l’extérieur ou le visiteur à l’intérieur pouvait lire une liste de mots répertoriés par Ignasi Aballi, suite à ses recherches dans les archives d’un musée de St-Nazaire qui n’existe plus, disparu pendant la guerre. Ces mots, il en aussi disséminés dans la ville, pensées résurgentes qui viendraient prendre corps sur les bâtiments, mémoire refoulée d’un temps enfoui. En parallèle, sur les murs intérieurs du centre d’art, l’artiste propose un ensemble d’aplats blancs, sur lesquels la lumière et son ombre viennent faire des reflets mouvants, presque translucides à certains moments. Ce parti pris de l’invisible indicible, sans indices donnés, ne laisse pas deviner le statut artistique de la frise courant légèrement au-dessus du sol et réalisée à partir des empreintes de chaussures des visiteurs ayant posé leurs pieds contre le mur pendant le temps d’une performance.

Avec une terre qu’il a prélevée directement sur une étendue d’étangs aux alentours de la ville, Ismaïl Bahri reconstitue dans l’une des salles une parcelle du territoire marécageux, contenue dans une large dalle transparente. Sur un temps court, il est impossible de voir quelque chose se passer… c’est pourtant tout un écosystème qui agit là et transforme peu à peu la matière en profondeur et à la surface. La terre devient noire, se craquelle, trace des sillons, des rhizomes, chaque jour changeante, changée, modifiant mais très lentement le « paysage du paysage ». Si la dalle au sol est bien visible et se regarde comme une œuvre, les fausses colonnes faites sur le même principe (des piliers en plexiglass remplis de terre), paraissent vraies et il faut connaître la topographie du centre d’art ou en être informé pour repérer les ajouts d’architecture dans les salles.

L’artiste présente également une œuvre vidéo, un long plan séquence hypnotique, où il a filmé l’intérieur d’un monument mégalithique de la région. Au premier regard, l’image s’apparente à la photographie d’un mur de pierres et de terre, – là où le temps fait son œuvre, sans discontinuité, depuis la nuit des temps-, et incite le regard à fixer ce mur, à se promener dans le décor. Peu à peu, le grain de l’image, une aura flottante autour des formes soulèvent l’ambiguïté. Le temps est aussi en train de passer dans l’image filmée, imperceptiblement.

C’est en clandestine qu’Eva Barto s’infiltre dans l’exposition, l’air de rien. Le couteau en bois de morta qu’elle a placé dans l’ouverture d’un mur semble avoir été oublié, alors même qu’il fait partie d’une mise en scène étudiée. Un visiteur osera-t-il le prendre, comme l’artiste l’a elle-même dérobé dans le domaine de Brière, une zone au statut juridique spécifique**. Quel risque ce vol fait-il encourir à l’artiste ? De quelle justice relève-t-il ? Son geste à peine repérable entre pourtant dans une stratégie politique visant à court-circuiter les systèmes économiques et capitalistes. Plus radical encore l’est celui de la clé qu’elle a fait refaire selon un modèle de système de sécurisation coercitif, glissée dans la serrure d’une porte d’un bureau du centre, de telle sorte qu’on ne peut ni la fermer, ni tourner la clé. Derrière le jeu, « je dérobe, je change la clé », on est plus près de l’univers oppressant du Procès de Kafka que d’une simple posture artistique qui se résumerait par « Pas vu pas pris ». Rien n’est rassurant dans le monde de cette artiste.

D’une précédente immersion dans le Grand Café, Edith Dekyndt qui a eu une exposition personnelle juste avant Chroniques de l’invisible fait revivre le passé de l’ancien parquet de bal. Son installation Easy come easy go reprend les pas d’une danse d’antan et les rend visibles par le mouvement du faisceau d’un projecteur glissant d’un bout à l’autre de la salle. Même sans savoir ce que sont ces déplacements, on perçoit qu’ils ne sont pas faits au hasard, qu’ils sont la trace d’une émotion, d’un élan sentimental. Que de cœurs ont dû palpiter, de jambes se croiser, de corps se frôler, de mains s’étreindre ici ? La musique en fond est comme une mélodie de la mémoire, ni trop forte, ni trop basse, elle vient envelopper l’oreille.  Ça vient ça va, ça chavire, ça tangue… L’invisible est une présence fantôme dans la lumière, il ne se préoccupe plus du temps, il passe à travers.

*avec la collaboration de Coline Davenne.

** La terre appartient aux habitants des communes riveraines.


Infos

Le Grand Café, centre d’art contemporain,

Place des Quatre z’Horloges, Saint-Nazaire

www.grandcafe-saintnazaire.fr