Les Tanneries d’Amilly en attente de réouverture

Par Maya Sachweh9 février 2021In Articles, Expositions, 2021

 

Les Tanneries d’Amilly, près de Montargis, font partie de ces centres d’art un peu à l’écart des circuits habituels de l’art contemporain. Mais leurs expositions dans quatre espaces de plus ou moins grandes dimensions aux bords du Loing valent le voyage. Frappées de plein fouet par la fermeture due aux restrictions sanitaires, les programmations de cet hiver sont privées de public. Nous avons eu la chance de les voir.

Dans la Grande Halle aux dimensions monumentales de cet ancien bâtiment industriel, Lucy et Jorge Orta (d’origines anglaise et argentine, travaillant aux Moulins, à proximité de la Galleria Continua) accueillent les visiteurs avec un ensemble d’installations in situ. Ils y réaffirment leur engagement pour les causes écologiques et humanitaires de notre époque, l’amenuisement des ressources, notamment de l’eau, et les enjeux des migrations économiques et politiques engendrant drames et misère.

Depuis plusieurs années, à travers leur méta-série Orta Water, les deux artistes s’attachent aux recherches sur l’eau, de sa collecte à sa distribution en passant par son traitement et son conditionnement. A l’entrée, ils ont installé une sorte de bateau-laboratoire, Zille Purification Unit – construit à partir d’un zille (embarcation fluviale traditionnelle du Haut-Danube) réaménagé. Il est installé au-dessus des cuves de trempage des peaux des anciennes tanneries, directement alimentées par la rivière. Il s’inscrit ainsi dans la mémoire des lieux et renvoie en même temps aux embarcations de fortune des migrants, devenus symbole de l’exode.

On retrouve cette thématique un peu plus loin, dans l’installation poignante Ligne de vie ou Camp de fortune, qui réactive et prolonge les réflexions développées par le duo d’artistes autour de la fragilité de populations persécutées ou simplement affamées. Un vieux camion-ambulance militaire aux portes grandes ouvertes est entouré de part et d’autre de lits de camp, bien trop nombreux pour être embarqués dans l’ambulance. Les artistes y ont ajouté des combinaisons-sacs de couchage en lin qui suggèrent à la fois un cocon protecteur et un « body-bag », synonyme de mort. Qui fera le tri, qui survivra ? La question reste ouverte même si les artistes se veulent moins alarmistes que porteurs d’espoir et combatifs..

Dans la Galerie Haute, Benoît Maire (vit et travaille à Bordeaux) a conçu un espace muséal détourné avec des œuvres pour la plupart inédites. On y retrouve des objets et installations hybrides, dans lesquelles il décompose et recompose matières plastiques, naturelles, culturelles, historiques et philosophiques pour développer une forme d’archéologie qui mêle mythologie et contemporanéité, éléments naturels, de haute technicité ou encore du banal quotidien.

L’originalité de l’exposition se trouve ailleurs et est annoncée dans son titre In Hawaii. On connaît bien son cycle de Peintures de nuages, entamé en 2012, tableaux plus ou moins abstraits, plutôt intemporels. Dans cette série inédite qui forme le noyau de l’exposition aux Tanneries, l’Histoire et des faits réels font irruption dans les paysages de couleurs, souvent empreints d’onirisme. L’artiste y a introduit des reproductions sérigraphiées et fragmentaires d’une seule et même Une de journal, celle du New York World-Telegram, publiée au lendemain de l’attaque surprise japonaise en décembre 1941 contre la base navale américaine de Pearl Harbor sur l’Île d’’Oahu faisant partie de l’archipel de Hawaii. Cette attaque avait provoqué l’entrée des Etats-Unis dans le conflit mondial de 1939-1945, avec toutes les conséquences géopolitiques et socio-économiques qui régissent encore notre monde d’aujourd’hui. On y retrouve le goût de l’artiste pour les allégories et le sens caché des images et des objets.

Dans la Petite Galerie adjacente, le directeur des Tanneries, Eric Degoutte, a donné carte blanche à la jeune artiste guadeloupéenne Minia Biabiany (lauréate du Prix Science-Po en 2019, nommée au Prix de la Fondation Pernod-Ricard cette année) pour investir ou plutôt habiter l’espace. Depuis plusieurs années, elle poursuit un travail de recherche sur les processus de construction des identités guadeloupéennes et caribéennes tout en interrogeant l’évolution de la place des femmes noires dans ces sociétés. Pour son installation in situ au titre énigmatique et poétique L’orage aux yeux racines, elle s’est inspirée du livre de la sociologue Arlette Gautier, Les Sœurs de Solitude (Presses universitaires de Rennes, 2010), ouvrage de référence sur le sort particulier des femmes esclaves africaines dans les Antilles françaises, dont la sexualité a été constamment soumise à la coercition et au viol.

Le travail de Minia Biabiany est tout sauf théorique ou militant mais procède tout en subtilité et sensibilité. Fidèle à la pensée archipélique d’Edouard Glissant, elle a dessiné un parcours qui invite le visiteur à déambuler d’îlot en îlot, sans lui forcer la main. Entre planches de bois clair, suspendues à hauteur d’yeux ou posées au sol, passerelles ou radeaux servant de présentoir à des objets divers, on découvre çà et là des sculptures hybrides, dans lesquelles l’artiste a greffé des quartiers de conques de Lambi sur des morceaux de bois d’acajou sculptés, deux matériaux naturels des Antilles emblématiques qui gardent ici leur « identité » tout en formant une sorte de symbiose.

On y découvre surtout un aspect intime du travail de l’artiste, des dessins qu’elle n’avait jamais exposés. Tantôt abstraits, tantôt figuratifs, réalisés au feutre, à l’encre ou encore à l’aide de peaux de bananiers, elle les a découpés pour les présenter de manière tri-dimensionnelle sur les planches de bois ou encore, en constellations variées, fixés sur des tiges de bambou, accrochés aux murs.

Les Tanneries, Centre d’Art contemporain (Amilly, Loiret) sont officiellement fermées au public mais proposent des visites « professionnelles » sur rendez-vous.


Infos pratiques :

Lucy et Jorge Orta, Interrelations

Jusqu’au 30 mai

Benoît Maire, In Hawaii

Jusqu’au 7 février

Minia Biabiany, L’orage aux yeux racines

Jusqu’au 30 mai

Commissaire : Eric Degoutte

Les Tanneries – CAC, Amilly

234 rue des Ponts, Amilly

contact-tanneries@amilly45.fr

www.lestanneries.fr