De Sasha et Lucas, to Thomas
Rencontre avec Sasha Pevak et Lucas Morin, co-commissaires de l’exposition to Thomas ouverte le 24 octobre.
D’abord présentée à La Box, centre d’art de l’Ensa Bourges, puis invitée à Ygrec, centre d’art de l’école de Paris Cergy, cette exposition interroge les liens entre les particularismes de l’intimité d’une histoire amoureuse fictionnalisée et les parallèles sociaux et politiques, et les active en chacun de ceux qui la reçoivent, y répondent, s’y rapprochent ou s’en détachent. Cette exposition s’adresse à « Thomas », apostrophé dans le titre et en filigrane dans les œuvres qui structurent le projet. Un personnage fictif à partir d’une histoire intime.
- En 2018 tu as organisé l’exposition to Michael avec le festival Jerk Off au DOC!. On reconnaît évidemment la filiation entre les deux propositions. Peux-tu me raconter comment s’articule ce projet curatorial qui semble inscrit sur un temps long ?
SP – C’est une question intéressante car lorsque j’étais curateur de to Michael, à l’automne 2018, Lucas montrait à Bétonsalon l’exposition personnelle de Gaëlle Choisne intitulée TEMPLE OF LOVE. C’est plus ou moins sur ce terrain que nous nous sommes rencontrés et que nous avons envisagé une collaboration. to Michael était une exposition en hommage à une personne russe, également fictionnalisée. L’histoire amoureuse qu’elle prenait pour point de départ y servait de méta-récit, permettant d’un côté de s’adresser à des récits et à la mémoire queer et LGBTQI+ dans le contexte russe, avec un accent nostalgique sur les années 1990, et de l’autre, d’aborder des questionnements plus larges autour du sentiment amoureux, de l’hommage et des potentiels politiques de l’amour. C’est sur cette base de liens intrinsèques entre l’amour, le queer et le politique que l’on a commencé à dialoguer avec Lucas.
- Comment s’est transformé ce projet initial, assez intime et propre aux thématiques de recherches qui animent ta pratique curatoriale, en projet commun ?
SP – Par rapport à l’enchaînement des expositions, to Thomas à bien évidemment été entièrement conçue dans le cadre d’une collaboration, où le principe initial d’hommage a été repris pour être repensé dans de nouveaux contextes. L’idée d’impliquer les subjectivités et les récits personnels est très caractéristique de ma pratique. Dans le cadre de to Thomas, l’histoire amoureuse et le principe d’hommage deviennent des portes d’entrée dans l’exposition tout en ouvrant sur d’autres questionnements. Cette approche curatoriale implique aussi une méthode de travail spécifique avec les artistes, et fait de la conception de l’exposition une étape très importante, qui devient un moment de partage d’une histoire personnelle avec les participant·e·s à laquelle chacun·e réagit à sa manière. C’est un moment assez intime qui permet d’avoir une conversation très franche et des échanges profonds et précieux avec eux·elles.
- Cette exposition, ouverte aux propositions artistiques répondant à l’histoire initiale qui d’ailleurs n’est jamais explicitement dévoilée, couvre un spectre relationnel assez large, de l’intime au professionnel, avec des niveaux d’intensité tout aussi divers. Comment avez-vous travaillé pour sélectionner les artistes et obtenir cette diversité ?
SP – S’agissant d’un travail de collaboration, il me semble important de préciser les différentes approches que Lucas et moi avions du projet. Il était question pour moi de parler d’un moment de vie très particulier que j’ai traversé, où je devais manoeuvrer entre la vie émotionnelle, les structures professionnelles et les processus de travail dans lesquels j’étais impliqué qui demandait en permanence une forme d’auto-représentation. Pour moi, il était donc important d’entamer le projet à partir de cette perspective : de la frontière entre les émotions personnelles et le travail dans le milieu de l’art.
LM – Mon premier défi était ma propre distance avec l’histoire d’amour singulière de Sasha. Je devais trouver des manières d’entrer dans cette histoire très personnelle et de la rendre communicable – si j’y arrivais, alors pourquoi pas les autres. On s’est intéressés à des artistes qui prennent comme point de départ de leur pratique une émotion très intime, singulière. On a regardé comment elles ou ils rendaient ces émotions partageables et sous quelles modalités. Par exemple, est-ce que ces émotions sont très directement transformées en enjeux politiques, comme le fait Olivia Hernaïz avec son œuvre-jeu de société (L’Art & Ma Carrière, 2020) ? Sommes-nous dans une pratique plus métaphorique, comme dans les orthèses dorsales de Bassem Saad (to my mother and to a protester detained on november 15th, 2019) ? Certain·e·s artistes ont été invité·e·s précisément parce qu’ils ou elles travaillaient sur ce terrain-là, parce que le champ des émotions fait partie intégrante de leur pratique. D’autres ont plutôt été invité·e·s à contre-emploi, c’est-à-dire des artistes pour lesquel·le·s il était plutôt surprenant et donc intéressant d’intégrer une composante intime à leur pratique. Je pense à Bady Dalloul ou à Dala Nasser pour qui cette dimension intime est a priori moins évidente dans leur travail. À mon sens, leur demander d’aborder ces questions a créé des conversations et une dynamique pertinente pour sortir de la seule illustration d’un thème.
SP – Il était crucial pour nous d’éviter l’illustration et de se situer dans un dialogue vivant avec les artistes au sein duquel chacun·e pouvait choisir une direction propre, soit pour réagir à nos récits comme Jimmy Beauquesne avec le dessin from Lucas (2020) ou pour se l’approprier comme Jesse Darling avec le travail Me and Thomas in the sauna (2020). Soit encore d’ouvrir sur des sphères parallèles et connectées à nos conversations comme dans le fait d’aborder le travail dans le milieu de l’art et la condition des artistes. C‘est cet ensemble de paramètres qui explique la dimension hétéroclite de l’exposition.
- Originellement montrée à Bourges puis réinstallée à Ygrec, qu’est-ce qui a changé avec l’espace et le contexte de monstration dans le fonctionnement des pièces entre elles et ensembles ?
LM – C’est effectivement important de souligner que c’est la deuxième fois que l’on montre cette exposition. Je dirais que 80 % des œuvres sont les mêmes, sauf quelques changements dus à des questions de prêts. On a cependant repensé certaines associations et certains cheminements entre les œuvres, que nous n’avions pas forcément réalisés dans la première version, souvent pour des raisons de continuité thématique ou plastique. C’est aussi le travail du commissariat, il est normal de ne pas rester figé dans un parcours thématique et de sentir la manière dont les œuvres communiquent entre elles. C’était très enrichissant de le faire plusieurs fois et de gagner une certaine familiarité avec les œuvres sur un temps long.
SP – J’ajouterais qu’il est intéressant d’avoir au sein de ces deux espaces des publics différents. La première exposition était présentée à La Box, qui est un centre d’art intégré dans le bâtiment d’une école d’art. Le public était donc composé d’étudiant·e·s et de personnes qui gravitaient autour de l’école. Beaucoup d’œuvres parlaient donc directement aux étudiant·e·s, comme le travail d’Olivia Hernaïz sur la carrière dans le monde de l’art (L’art et ma Carrière, 2019) ou le travail de Candice Line (Minoritarian Medicine, 2019) et ses potions pour « travailler ensemble » ou « pour personne racisée naviguant dans des institutions blanches ». Ici à Ygrec on est techniquement également dans le contexte d’une école d’art mais la situation du centre permet des publics très variés.
- Ce traitement de l’émotion, s’étend sur un spectre large allant de la grande violence de l’histoire racontée à travers l’œuvre d’Ilya Fedotov-Fedorov (Centaurs of the war, 2019) au traitement du désir plus doux et onirique comme chez Simon Martin (14h sur le lit, 2020). Comment garder une certaine cohérence discursive du social et du politique face à la puissance de l’affect, en évitant l’écueil d’une forme de chaos émotionnel ?
LM – Même dans les œuvres plus franches, il y a quelque chose de caché. C’est souvent ce qui fait la beauté d’une œuvre et cela ajoute aux différents niveaux de lecture dont parlait Sasha initialement. Pour trouver cet équilibre entre le discours et les émotions, je pense qu’il n’y a pas de formule magique. Il faut toucher à la complexité et à la diversité de ces émotions. C’est pour cela qu’on a choisi plusieurs voies et qu’on ne voulait pas d’une seule direction artistique ou curatoriale. Ensuite, c’est notre job de faire apparaître cette cohérence dans l’espace d’exposition, à travers des associations visuelles ou thématiques entre les œuvres. Pour moi, il est important d’éviter des thématiques trop rigides pour ne pas enfermer le sens des œuvres. C’est un travail de composition, de sensibilité et d’écriture qui n’est pas évident à résoudre.
- De la même manière, comment doser ces charges émotionnelles ? Avez-vous eu parfois la peur d’en faire trop ou, au contraire, pas assez ?
SP – Je pense que c’est une question qui est plutôt d’ordre psychologique. Il faut savoir bien évidemment se distancier de ses émotions. Plutôt qu’une exposition sur l’amour ou une histoire amoureuse, c’est d’abord un vecteur de canalisation des énergies. Elle est une façon de rendre une expérience partageable et accessible avec divers niveaux de lecture. C’est un sujet qui est né pour moi suite à beaucoup de frustrations et de nombreuses conversations avec des gens complètement en dehors du milieu de l’art contemporain, avec un sentiment d’exclusion et sans porte d’entrée dans les expositions. L’un de mes objectifs premiers était donc de créer un espace de discours partageable.
LM – Je crois vraiment que l’on peut rendre son travail partageable tout en étant extrêmement personnel. C’est dans la singularité et la précision des histoires racontées qu’émerge cette dimension de communicabilité. Le piège, c’est justement de vouloir réduire ces émotions ou ces histoires à des concepts trop abstraits pour pouvoir organiser le discours. Le piège serait d’enlever les aspérités ou les spécificités, en se disant c’est comme cela qu’un public plus large s’y reconnaîtrait. Je pense au contraire que, dans beaucoup d’histoires, il vaut mieux entretenir ces éléments très particuliers et complexes. Tout visiteur, en voyant des histoires complexes et riches, peut en tirer ceci, y lire cela. Chacun·e peut ensuite en tirer des éléments correspondant à sa situation, faire des analogies et tirer ses propres conclusions de ces histoires particulières. C’est paradoxalement la mise en valeur de cet aspect intime et particulier qui permet le partage.
SP – Je pense aussi qu’il y a dans cette approche une certaine humilité, et qu’il est important de ne pas avoir la prétention de vouloir dire l’universel.
L’exposition to Thomas a été réalisée dans le cadre de la programmation Emotional Labor, projet curatorial 2019/2020 de La Box_Ensa Bourges
Infos
to Thomas, commissariat : Lucas Morin et Sasha Pevak
Réouverture de l’exposition du 6 au 9 janvier
Ygrec, Centre d’art de l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy.
29-31 Rue Henri Barbusse, Aubervilliers
Accès M°7, arrêt Aubervilliers – Pantin Quatre Chemins
Bus 170 arrêt Hôpital la Roseraie
Du mercredi au samedi de 13h à 19h