in.plano / Date(s) : rendez-vous avec votre réel
Afin de se parer, au vu des circonstances, pour une nouvelle année qui risque fort d’être à l’image de 2020, à savoir un mélange indigeste de confusions, malentendus, relations tronquées et de manque de projets à court, moyen ou long terme, le collectif in.plano a imaginé une exposition trans-fictionnelle intitulée Date(s), qui permettra par abonnement, de s’installer via courrier dans votre intimité ; aussi les œuvres- mystères ne se dévoileront-elles qu’au fur et à mesure de l’année 2021, chez les divers récepteurs, au moyen d’ «ephemeras» venant nous saisir là où l’on s’y attendrait le moins.
Le Mail Art : petite histoire d’un lien privilégié
Lorsque Cléopâtre, comme le rapporte Plutarque1, se fit livrer, enroulée dans un tapis, aux pieds de Jules César, dans le but de reconquérir son trône, elle était probablement loin de se douter que son acte – peint et romancé par Jean-Léon Gérôme2, serait considéré comme étant à l’origine du Mail Art.
Le terme (et le mouvement) a été « inventé » en 1962 par Edward Plunkett, ami et collaborateur du fondateur de la New York Correspondence School, Ray Johnson, précurseur de l’art conceptuel, admiré par Andy Warhol et Robert Rauschenberg. Depuis 1942, il se servait d’innombrables envois postaux pour diffuser de manière séminale ses collages, Moticos, et perpétua l’exercice bien après l’annonce de la mort du mouvement qu’il adressa en 1973 à la rubrique nécrologique du New York Times. Alors que sa non-école, comme il aimait à dire, comptait John Cage parmi les professeurs et Yoko Ono comme élève, le Whitney Museum consacra ce courant par une exposition en 1970. Pléthore sont les artistes qu’il a inspirés : les Nouveaux Réalistes comme Yves Klein (Timbre Bleu, 1969 ) ou les artistes du mouvement Fluxus, comme Ben (Vautier) avec sa quasi quotidienne newsletter, ou Robert Filliou qui rebaptisa la pratique en The Eternal network / La fête permanente, l’élargissant ainsi, dans le sillage de Joseph Beuys, à une vision d’action écologique collective.
Le Mail Art a eu de nombreux précurseurs. Il faut souligner que cette pratique surgit souvent en réaction aux périodes les plus noires de notre histoire. Alors que depuis le front on élabore des subterfuges pour donner des nouvelles aux proches, le dadaïste George Grosz organisa une manifestation contre l’absurdité de la première guerre mondiale. Il adressa des colis satiriques, contenant des instructions irréalisables, aux soldats allemands.
Toutefois, à l’exception des quatre cartes postales que Marcel Duchamp expédia à son voisin afin de révéler l’inefficacité du langage4 , par une technique qui fut ensuite théorisée par les surréalistes, les plis illustrés apparaissent dès le milieu du XVIIIe siècle. D’autres plis poétiques épistolaires, vus chez Victor Hugo Proust Apollinaire Mallarmé Picasso Cocteau Breton ou Prévert, apparaissent, comme Pierre Restany l’avait remarqué, un peu comme la préhistoire du mail art.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le Mail Art entre dans le domaine des EXPANDED ARTS, à savoir que « De ce point de vue, il n’y a plus de frontières entre les arts ; le théâtre devient un phénomène multimédia, la poésie passe du message sémantique à l’effet sonore, la peinture devient un assemblage d’objets, la notion d’environnement remplace le support plan, et l’attitude, le happening ou la performance deviennent des formes d’art. Le Mail Art s’inscrit dans cette histoire comme un mouvement à la fois avant-gardiste, universaliste et synthétique sur le plan de la civilisation ». 5
in.plano ou la sagesse commune
En germe depuis 2014 à Rennes entre Tania Gheerbrant et Laure Mathieu, l’artist-run space in.plano basé sur l’Île-Saint-Denis depuis 2017, a été cofondé par cinq de ses onze artistes. L’héritage post conceptuel-romantique, réside dans l’exploration d’autres formats et hypothèses narratives, via des questions politiques, esthétiques et surtout dans le produire ensemble.
Comment penser l’art tout en valorisant le collectif (aucun de leurs mails ne part sans approbation commune). Voici l’une de leur signatures, dont l’originalité demeure ici en l’invitation d’artistes et commissaires à interagir avec leurs centres d’intérêts afin de déplacer l’objet d’art vers des propositions curatoriales plus englobantes, au moyen de pratiques à la marge liées à l’usage du langage de l’écriture ou de l’édition, la scénographie, le subconscient, le concept de temps, les modes de communication, en passant par la question du mythe ou des médias, sites, images, textes, ou autres vecteurs d’information.
Pour Date(s), le collectif a invité Alexandra Goullier Lhomme pour un co-commissariat avec Lucie Planty.
Passée par le Palais de Tokyo et le Château de Versailles, sa pratique s’appuie sur l’observation des architectures sociales et leurs interactions dans le but subtilement engagé du mieux vivre ensemble, à l’exemple de la performance conduite par Dora Garcia Transation/Exile, 2019, une déambulation conversationnelle entre Guillaume Désanges et Alpha Mamadou autour du monde de l’art, qui traversa trois arrondissements en passant par des lieux non situés.
Date(s) : une exposition envoyée
Date(s) se tiendra dès le 1er janvier et toute l’année 2021, chez vous. Du moins chez ceux qui auront choisi de l’héberger, en souscrivant, avant le 31 décembre, à l’une des deux formules proposées. Pour celle « toutes options », les onze artistes adresseront par courrier leur œuvre qui viendra ainsi se poser au creux de vos mains, là où l’interdiction de toucher s’est imposée comme règle. En réponse à cette année de l’ultra distanciation sociale, physique et psychique, ce dispositif se propose d’absorber la distance en abolissant les frontières, afin de s’activer, au gré de votre fantaisie, en tissant des liens invisibles et en renversant les codes de l’expérience du sensible.
Le protocole est explicite : pour questionner les temps de l’hyper-visualisation ayant privilégié le sens de la vue, Date(s) invite à « Ouvrir, toucher, caresser, goûter, accrocher, renverser, empiler, comprendre, cacher, offrir, détruire ou tout autre verbe qui viendrait à l’imagination et augmenterait l’expérience de l’œuvre ».
Aussi, cette « exposition envoyée » s’incarnera-t-elle par une expérience multi-sensorielle créant, par intrusion, le doute entre ce qui est art ou pas, ce qui fait œuvre ou pas.
Aucun membre de l’atelier ne sait ce que créera l’autre, ni comment ou quand les œuvres vont surgir chez vous. Seule Alexandra connait la totalité des propositions. Il lui sera toutefois impossible de prendre la main sur les multiples manières dont les œuvres seront exposées une fois reçues, puisque la condition sine qua non sera la totale discrétion du récepteur, tenu par pacte tacite, de ne rien diffuser sur les réseaux sociaux. Cependant on peut espérer qu’un lien fort autour de l’art pourra se créer entre les divers abonnés – ceux qui se connaissent du moins- puisque les œuvres ne seront pas forcément identiques, ni n’arriveront chez l’un ou l’autre à la même date.
Célébrant par cette inclusivité le renforcement de la communauté, Date(s) forme un jeu de renversement malicieux. Cette série de gestes en tête à tête, discrètement subversifs, construit un réseau micro politique pour résister à ce qui nous sépare les uns des autres : le Grand Monstre 6, dixit les co-commissaires.
Le concept du Grand Monstre a été élaboré par l’artiste mexico-hollandais Ulises Carrión artiste conceptuel adepte du mail art, décédé du VIH en 89, agitateur culturel et médiateur social. Dans son essai, il insiste sur le fait que le Mail Art permet – tout en facilitant la diffusion de l’art en questionnant les institutions culturelles et les galeries – de frapper très fortement à la porte du Grand Monstre. Déjouant toute censure et systèmes aliénants par des échanges ludiques et décalés, il priorise l’humain en clamant l’importance des liens sociaux, aujourd’hui plus que jamais en danger.
Au regard de cette « cultura crisis » que les artistes visuels ont subi en 2020 – sorte d’oubli flagrant de leur statuts et droits, on ne peut s’empêcher de penser à l’instar de l’aporie gravée par Goya, 7 et d’aller frapper à la porte du Grand Monstre pour le réveiller de cet endormissement où réel et cauchemar se rejoignent.
Au-delà des schémas
À l’heure où il est presque impossible d’avoir des projets, in.plano part de cette contrainte pour offrir une autre forme d’art, comme la définissait Ray Johnson : « secrète, privée et sans règle ».
Souscrire à leur opération c’est s’engager, plus qu’envers ou contre une cause, à une série de rendez-vous entre une œuvre et un corps. Cet engagement viendra sublimer tout au long de l’année, tels des fragments du discours amoureux, l’attente de la rencontre, permettant de revivre la sensation des (premiers) rendez-vous, où l’on désire ce que l’on s’apprête à vivre. Ces instants où l’image se confronte à l’expérience et où l’on accepte de se laisser surprendre et de se laisser guider à l’aveugle. Le jeu de mots, induit par le graphisme de Date(s), évoque la rencontre amoureuse, puisqu’il y a quelque chose de l’ordre de l’amour dans la rencontre avec l’Art.
1.
Vies Paralles, Plutarque, circ. I/II siècle.
2.
Jean-Léon-Gérôme, Cléopâtre et César, 1866
4.
Marcel Duchamp, Rendez-vous du dimanche 6 février 1916, La Boîte en valise.
5
Pierre Restany, Exposition Coup d’Envois ou l’art à la lettre, 1989
6
Mail Art et le Grand Monstre, Ulises Carrión, Trad. F. Dominique – Heros Limite Revue L’ours Blanc Octobre 2014
7
Le sommeil de la raison engendre des monstres, 1797, Francisco de Goya
Infos :
Date(s), une exposition postée, souscription par mail
du 15 décembre 2020 au 31 décembre 2020
hello@inplano.xyz
Production : toute l’année 2021.
Cur. Alexandra Goullier Lhomme et Lucie Planty avec:
Alexandre Barré, Alexis Chrun, Tania Gheerbrant, Loris Humeau, Marina Mardas, Laure Mathieu, Lucie Planty, Camille Raimbault, Caroline Reveillaud, Lévana Schütz, Carolina Zaccaro.
Autres èvènements in.plano à venir
– Exposition collective de in.plano, 2021
Avec Alexandre Barré, Alexis Chrun, Tania Gheerbrant, Loris Humeau, Marina Mardas,
Laure Mathieu, Lucie Planty, Camille Raimbault, Caroline Reveillaud, Lévana Schütz,
Carolina Zaccaro
– Exposition personnelle de Pierre-Marie Drapeau-Martin, 2021
– Duo show de Camille Raimbault et Naoki Miyasaka, 2021