Robert Morris : au-delà de la perception

 

« Exister est un processus »

 

L’art minimal a souvent la réputation d’être trop hermétique, analytique et rigoriste. Grâce à cette exposition magistrale organisée par le musée MAMC+ St Etienne, en coproduction avec le Mudam Luxembourg, il se révèle phénoménologique, sensible et même ludique. Ceci est dû au génie de Robert Morris et à ses interprètes, le commissaire américain Jeffrey Weiss et Alexandre Quoi, responsable scientifique du MAMC+. Reconnue d’intérêt national cette exposition souligne les liens si particuliers entre l’artiste américain et le musée de Saint Etienne. C’est l’esprit visionnaire de Bernard Ceysson qui lui offre sa première exposition dans un musée en France en 1974, et acquiert plusieurs pièces. Sous un angle totalement inédit, l’accent est mis sur les années 1960 et 1970 du début de sa carrière, période jalon décisive jamais encore explorée en tant que telle.

 

Sous forme de constellations, le parcours s’arrête sur 13 sculptures et installations emblématiques des principaux questionnements mis en œuvre par Robert Morris : l’interaction avec l’espace, l’activation du corps du spectateur (le « corps perceptif » sous-titre de l’exposition), la déclinaison modulaire sérielle, la part de l’inattendu et de l’aléatoire. Il participe à l’exposition fondatrice « Primary Structures » de 1966 aux côtés de Dan Flavin, Carl Andre, Donald Judd et Sol Lewitt. Théoricien, il publie en 1967 « les notes sur la sculpture » dans la revue Artforum où il met à mal un certain nombre de prérequis et normes pures, héritées du modernisme. Ces « formes unitaires », comme il les appelle, sont simples, les plus objectives possibles et construites dans des matériaux bruts et utilitaires. Elles vont en fait révéler une dimension autre, sensible et anthropomorphique, basée sur l’agencement la taille et l’échelle du corps où transparaît l’influence de la danse expérimentale que pratiquent son épouse Simone Forti et la communauté new yorkaise de la Judson Church.

 

En début du parcours une photo le montre dans une caisse en bois aux dimensions de son corps dans l’atelier de Yoko Ono, comme s’il pratiquait une performance. Cette question de la stature humaine anime les célèbres « 3Ls » qui ouvrent le parcours. Créées en 1965 à l’occasion d’une exposition à la Leo Castelli Gallery, ces trois formes identiques, dont le sous-titre désigne toujours littéralement ce que l’on voit, sont réalisées en contreplaqué. Elles permutent et suggèrent la posture assise, debout, couchée, dans un effet de lumière volontairement théâtrale.

 

Les feutres, autres créations emblématiques de l’artiste dont le musée possède deux, rejoignent le principe « Anti formes » qu’il théorise. Il apprécie ce matériau pour sa souplesse (œuvres molles de Claes Oldenburg – qui l’inspirent) et les différentes sensations qu’il libère : tactiles, lumineuses et visuelles. Chaque feutre trouve sa forme uniquement au travers de son mode de fixation au mur et « c’est le matériau pictural déposé sur la toile qui une fois relevé par l’action de la gravité, va finaliser la forme de l’œuvre », comme le résume Alexandre Quoi. On songe immédiatement aux drippings de Pollock, peintre tout comme l’a été Morris.

 

Les objets grand format (« large-form objects »), placés à même le sol, rejoignent les principes de Constantin Brancusi qu’étudie Robert Morris à son arrivée à New York, comme la suppression des socles, la modularité et le refus de toute composition. Ils sont rigoureusement monolithiques et neutres mais suggèrent de nouveau des configurations inattendues par l’effet scénique de la lumière. « Cette triangulation objet / spectateur / espace n’existe pas sans la lumière » déclare avec justesse Alexandre Quoi. Souvent démontées et jetées après les expositions, ces œuvres ont été régulièrement refaites laissant une grande autonomie au commissaire qui les exécute.

 

Cette dimension interprétative va culminer avec « Scatter Piece », qui signifie littéralement : disperser, éparpiller. Sans doute le moment le plus intense du parcours. Cette œuvre entièrement aléatoire, est composée de 200 fragments pour moitié de matériaux, au nombre de 6 : métal, plomb, aluminium, zinc, laiton et cuivre et de feutre industriel. Les règles empruntées à John Cage sont aléatoires. Les pièces sont disposées soit à plat (au sol ou en appui), soit pliées une fois (tenir debout) ou pliées 3 fois, mais combinées à des protocoles très stricts où les fragments d’un même matériau ne peuvent pas se toucher et le feutre doit toujours être placé au-dessus. Comme on ne connaissait l’œuvre qu’en images, il a été décidé que son exécution, suite à une réflexion de Robert Morris, serait confiée par le Mudam à des enfants, tandis que le MAMC+ le proposerait à des étudiants selon l’idée du commissaire qui résume ainsi : « A chaque itération de l’œuvre, elle prend un aspect qui échappe totalement à l’artiste et existe alors dans son lien avec le commissaire qui l’installe et dans son interaction spatiale ». Cette part de contrôle et de hasard à l’encontre du principe d’unicité et de cohérence de la sculpture malgré son apparence de chaos, donne le sentiment d’être face à un paysage, une composition sensorielle d’une grande densité.

 

Il est ensuite question de la place du miroir chez Robert Morris et son caractère déceptif avec « Mirrored Cubes » pour commencer. Ces grands cubes réfléchissants jouent sur l’illusion de leur démultiplication, et le film en noir et blanc de 1969 « Mirror » est réalisé dans un paysage de neige qui déconstruit la corrélation entre l’enregistrement de la caméra et notre perception. La magistrale installation « Portland Mirrors » termine le parcours. L’idée de la perspective est détournée par ces quatre miroirs posés au ras du sol, encadrés par du bois et reliés par de grandes poutres, offrant au spectateur des surprises inattendues par des jeux de reflets. Morris décrivait les miroirs comme des espaces frauduleux qui le fascinaient. Et une fois l’œuvre détruite et recyclée, l’imaginaire fonctionnera toujours. Il est de nouveau question d’expérience perceptive avec ces facteurs déstabilisants.

 

On réalise véritablement que l’on est loin d’une perspective strictement analytique et intellectuelle de l’art minimal et c’est là toute la force de cette exposition qui s’inscrit de plus dans une mise en valeur et regard sur la collection du MAMC+, comme le soulignent les salles suivantes intitulées « Quand les matériaux deviennent formes ». Clin d’œil à la célèbre exposition d’Harald Szeeman de 1969, le versant français est suggéré par les représentants de « Supports Surfaces » et suiveurs tels Louis Cane avec un superbe grand drap « sol-mur », Daniel Dezeuze, Claude Viallat, Toni Grand.

 

Un catalogue en coédition avec le Mudam Luxembourg rassemble textes critiques, témoignages personnels de la danseuse Simone Forti et du commissaire Bernard Ceysson et trois essais de l’artiste traduits pour la première fois en français.

 

Dans le cadre de la programmation associée, la danseuse et chorégraphe Linda Hayford présentera le 11 octobre une performance au cœur de l’exposition dans l’installation « Portland Mirrors ».


 

Infos pratiques:

Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole

Rue Fernand Léger, Saint-Priest-en-Jarez

Robert Morris, The Perceptive Body/ Le corps perceptif

Jusqu’au 1er novembre 2020

https://mamc.saint-etienne.fr/fr