Bruno Serralongue à Beaubourg : une autre approche de la photo documentaire

Par David Oggioni16 janvier 2020In Articles, Paris, 2020

 

Il ne suffît pas au photographe de nous signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions. Roland Barthes, Mythologies, Photos-chocs, 1957.

Certains estiment que le rôle du musée est avant tout pédagogique et sensibilisateur ; d’autres pensent que l’art peut agir là où les lois et l’opinion stagnent ; Le Centre Pompidou semble assumer pleinement ces deux rôles à dimension sociale et politique en proposant une expérience médiatrice et comparative, qui permet de prendre du recul par l’étude de formes narratives documentaires et fictionnelles, articulée aux questions de représentation, via la fabrication d’une information ou image de presse.

Cet événement est le point d’orgue de 21 expositions en France sur le thème de l’Engagement, pour les 10 ans du réseau Diagonal, à l’initiative de l’association PEROU1 présidée par le paysagiste Gilles Clément et composée de politistes, architectes, anthropologues et sociologues qui invitèrent des artistes à visiter la Jungle, en vue de répondre à une commande publique du CNAP – organe, faut-il le rappeler, révolutionnaire, qui ne cesse de collectionner l’art de son temps depuis 1791, deux ans avant la naissance du Louvre.

Pour ce faire, le petit espace gratuit de la « Galerie de Photographies » nous invite à une néanmoins grande réflexion sur la fonction du traitement médiatique, ainsi que les différents espaces et temporalités de l’image, avec pour focus un sujet tabou d’histoire immédiate : la crise migratoire vue par le prisme de la Jungle de Calais, filtrée par la photo documentaire – professionnelle, vernaculaire ou d’art.

Démarrée en 1999, la Jungle – terme provenant du pashtoun djangal, désignant un coin de forêt, fut trois fois transformée jusqu’à son démantèlement en 2006 où 10 000 personnes y survivaient. Ce fait social est présenté, suite à la déclaration en août 2015 de David Cameron, comme étant à l’origine du retournement anxiogène de l’opinion anglo-saxonne, qui enclencha le Brexit.

Sous l’égide de l’artiste Bruno Serralongue, l’exposition du conservateur Florian Ebner se compose en trois temps : la pensée et la création de la photo évènementielle ; la photographie faite par les personnes concernées ; le rôle de l’art dans la photo documentaire.

À l’entrée, devant un accrochage d’une vingtaine de Unes de quotidiens internationaux, au traitement planétaire pratiquement identique où l’humain se trouve comme enterré sous une répétition contre-productive, se déploient sur plusieurs écrans – entre régie télévisuelle et contrôle de police, une série d’entretiens lors desquels se discutent les enjeux, les doutes, les limites et les échecs de l’univers de la presse journalistique, par ceux qui la conçoivent, la vendent, l’observent ou l’analysent. La photographie se révèle ici un outil formaté par les agences pour informer le plus rapidement possible, et dont elles peinent à renouveler le style aux prises entre esthétique, vérité et orientation politicienne, perdant de vue les angoisses de l’opinion qu’elle a du mal, malgré son souhait, à transformer. En quête perpétuelle d’immédiateté et de sensationnalisme, elle cherche à produire l’image clé, pour se rendre finalement compte, comme pour la photo du cadavre d’Aylan Kurdi – le petit syrien de trois ans échoué́ le 2 septembre 2015 sur une plage de Bodrum en Turquie, que malgré le symbole iconique tant recherché, la crise humanitaire se poursuit.

On nous démontre également comment parfois les reporters se trouvent eux-mêmes manipulés par leur quête de spectacle, comme en mars 2016 où neuf iraniens se cousant la bouche devant l’abri de Médecins Sans Frontières, clamant par des écriteaux leur humanité, prirent ainsi l’agitprop 2 de court. Avec le choc des photos et le poids des mots, parfaitement conscients de l’effet médiatique de leur automutilation pour dire ce que personne d’autre ne peut comprendre et malgré la surmédiatisation obtenue, les commentaires en bas de pages des internautes révèlent une désempathie, une désidentification, un mur supplémentaire érigé par ceux qui veulent fuir l’horreur du regard.

Cette section conçue avec l’AFP, signant ici sa première collaboration avec le MNAM, a pour triple objectif de déplorer d’une part une iconographie pas à la hauteur du destin des personnes qui ont tout misé pour passer d’un territoire à un autre afin de changer de vie, induite par la fragmentation des images de commande identifiées comme insuffisantes par rapport à l’enjeu humain. D’autre part, négatives ou positives, elles illustrent – entre l’impartialité́ recherchée de l’observateur et l’empathie humaine, l’action du gouvernement, sans toutefois réussir à traiter les causes des flux migratoires. Enfin, acteur mondial avec plus de 5000 clients, l’AFP ne peut monitorer les instrumentalisations, celles notamment qui furent opérées par les tabloïds britanniques au service d’une politique ultra-conservatrice, cherchant à déshumaniser le sujet en décontextualisant les images.

Pour tous ceux qui cherchent à approfondir le sujet, ce documentaire en quatre volets, signé par l’artiste allemand Tom Holert, est également accessible sur la page internet dédiée du site du musée d’art moderne. https://www.centrepompidou.fr/fr/lib/Calais.-Temoigner-de-la-Jungle

Les acteurs de cette première partie – directeurs de rédactions, AFP, Libération, Le Monde, l’Obs, photo/vidéo journalistes, théoriciens de l’image, commissaires d’expositions ou ONG, sont à l’extrême opposé du volet où la photographie est envisagée par ceux concernés directement à savoir les migrants eux-mêmes, parfois devenus artistes malgré eux. Le dernier film de Babak Inanlou et Ali Haghooi 3, relate l’histoire d’un artiste qui construisit dans la Jungle une galerie d’art et un atelier photo : alors qu’il observe qu’en quittant l’Afrique on devient migrant mais qu’un français s’y installant n’est qu’expatrié, il regrette de n’avoir jamais intéressé la presse du spectacle ; juste à côté le musée encadre 4 cyanotypes illustrant des mobiles et tout l’outillage numérique de survie, réalisés grâce à l’association Art UK Refuge.

Un autre film s’intéresse à des photos prises le long des périples : documents vernaculaires réalisés par des sans carte de presse, ils n’en sont pas moins chargés de témoignages hautement historiques. Par exemple, inutile de sous-titrer la narration de la photo tendue entre des mains tremblantes.  Enclenchée depuis une proue du bateau, elle montre un énorme zodiac orange rempli d’humains. D’autres révèlent les objets d’apparence anodine mais de première nécessité, sur lesquels se focalisent les habitants pour survivre.

Entre deux diaporamas projetés sur mur ou consultables sur tablette, est installé une action participative, fruit d’un workshop de l’association Jungle Eyes soutenue par Emmaüs solidarité : une série de cartes postales enclenchées lors d’un safari photo entre Calais et Paris, par des clandestins désormais heureux d’être redevenus des simples personnes aussi libres que les autres.  Le Centre en achalande tous les matins le présentoir sur lequel elles sont exposées. Aussi serez-vous invités à repartir avec votre sélection de ces selfies devant la Tour Eiffel ou le Sacré Cœur et les envoyer, peut être en guise de vœux pour une belle décennie à tous ceux qui persistent dans la peur de l’autre.

Au centre de ces deux pôles s’inscrit la vision pour une autre esthétique de l’image selon l’artiste Bruno Serralongue, dont une partie des œuvres exposées a été récemment acquise par le Musée National d’Art Moderne. Diplômé de l’école de photographie d’Arles et de la Villa Arson, il s’intéresse depuis 1996 aux sujets ayant déjà eus des formulations dans les médias : au moyen de sa chambre 20×25, et visant un autre public – celui des institutions culturelles et galeries d’art, il opère un déplacement du regard, afin de provoquer une réflexion, notamment sur la notion de reportage photo-journalistique, en se concentrant dans le domaine de la re création de sa représentation.

Élevées par leur format au rang de la peinture d’histoire, l’ensemble de ces séries se situent à la lisière ou zone frontalière entre faits révélés d’une part et de l’autre comment est perçue leur retranscription médiatique.

Plus que des simples images, ses œuvres pourtant dénuées d’effet grandiloquent, ne nous réduisent pas à l’état de rétine subissant le flux balistique imposé par le Breaking News permanent, mais nous constituent en tant que sujet par enclenchement d’un dialogue entre les regards, sollicités par la rencontre plutôt que le voyeurisme. Ne cherchant pas à se mettre en avant, Bruno Serralongue qui pense que la beauté peut être le vecteur d’une prise de conscience, respecte les personnes qu’il portraitise, en établissant un rapport dans le temps long afin d’élaborer une image révélant, grâce à une solidaire collaboration, la fragilité de l’humanité.

Un diptyque d’un même point de vue à une minute d’intervalle, semble aborder le dilemme du fameux instant T et la question de la temporalité lente. 4
Une scène de lessive près d’un porte-bouteille nous renvoie, par un clin d’œil en biais, à la question du ready-made ainsi qu’à la place de l’art au sein des situations inextricables.5
Une œuvre semble résumer à elle seule tout l’esprit de cette exposition. Des hommes sont regroupés patiemment autour d’un centre de prises pour recharger les téléphones. Cette œuvre peut être mise en relation avec la promesse de connexion et le risque de la perdre, de disparaître de la carte. Elle évoque également le lien de communication non moins virtuel de ces personnes se déplaçant dans un réseau multinational, connectées à leur famille, à d’autres personnes qui migrent. 6

Serralongue manifeste ici le fait que puisque l’on bouge sur une même plateforme, un partage est possible. Il démontre par ce dispositif que l’art peut réussir à créer une identification, en liant notre propre existence à celle de ceux qui sont en déplacement.

 

 

1

Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines (PEROU)
https://www.perou-paris.org

2

Le terme est aujourd’hui utilisé par extension à toute forme de «médias de masse » qui vise à influencer l’opinion à des fins politiques, commerciales, etc., Il concerne aussi l’art d’utiliser les mêmes « médias de masse » en se faisant remarquer par des actions spectaculaires relevant de la provocation.

3
Photos retrouvées,
2019 Babak inanlou et ali haghooi , Vidéo, son / Video, sound, 9 min 03 s

4

Ronde de la police dans le « bidonville d’Etat » pour migrants, Calais, 2 novembre 2015, 2006-2018, Diptyque, épreuves à jet d’encre,  Galerie Air de Paris, Paris

5
Lessive dans le squat de l’ancienne usine Galoo Littoral (rebaptisée « Fort Galoo ») peu de temps avant son évacuation, Calais, mercredi 15 avril 2015
2006-2018 epreuve à jet d’encre, 51 x 63 cm © Bruno serralongue – air de paris

6
Station des recharges des téléphones, « bidonville d’Etat » pour migrants, Calais, 3 novembre 2015
2006-2018
epreuve à jet d’encre 51 x 63 cm. Centre pompidou, musée national d’art moderne, Paris © Bruno serralongue – air de paris


Infos pratiques :

CALAIS-TÉMOIGNER DE LA « JUNGLE »
BRUNO SERRALONGUE / AGENCE FRANCE-PRESSE / LES HABITANTS
16 OCTOBRE 2019 – 24 FEVRIER 2020
Galerie de photographies, forum -1