jusqu’au 28 octobre

Bel anniversaire offert par cette 10è Biennale d’art contemporain de Liverpool, qui multiplie cette année les évènements dans la ville et la région, et fête ainsi avec dynamisme ses 20 ans.

Plus de 40 artistes issus de 22 pays ont répondu présents, avec des propositions dans l’espace public, les centres d’art et musées de la ville, et au sein d’établissements administratifs, universitaires, culturels, industriels ou religieux.

Le thème retenu pour cette édition est ‘Beautiful world, where are you ?’, en référence à un texte –  à la fois interrogation sur l’avenir et ode aux temps antiques – écrit en 1788 par le poète allemand Friedrich Schiller, puis mis en musique par le compositeur autrichien Franz Schubert en 1819.

Les commissaires Sally Tallant et Kitty Scott, invitent à un questionnement sur le devenir de notre monde. Mais rien de passif, résigné ou contemplatif ici… C’est pour eux un appel aux artistes et aux visiteurs à refléter les – et prendre leur part aux – bouleversements sociétaux, politiques ou économiques du monde contemporain.

Défi relevé par les artistes, qui ont mené des projets ambitieux, plus que jamais ouverts au monde et fondamentalement ancrés dans la réalité contemporaine, sachant aussi mobiliser avec succès, sur quelques évènements emblématiques, la population locale.

Création émergente

Honneur à cette nouvelle génération artistique qui dans sa diversité, qu’elle soit issue des écoles d’arts britanniques ou autodidacte, expose une belle sélection de ses travaux dans les locaux de la‘John Moores University’ (John Lennon Building, Liverpool School of Art & Design, à Liverpool).

C’est l’occasion de (re-)découvrir le prestigieux programme britannique ‘New contemporaries’ dédié à la jeune création. Il fut le premier lieu d’exposition d’artistes aussi réputés que Tacita Dean, Mike Nelson, David Hockney, les Young Bristish Artists (YBAs) Damien Hirst et Gillian Wearing, et plus récemment Ed Atkins ou la franco-britannique Laure Prouvost (qui représentera la France à la Biennale d’Art Contemporain de Venise, de mai à novembre 2019)… Des artistes étonnants sont à découvrir à cette occasion, parmi lesquels le duo Panicattack pour ses performances inspirées des mouvements de protestation contemporains, détournés ici avec autant d’ironie qu’une certaine… sagesse méditative (illustration 1), Shao-Jie-Lin originaire de Taïwan qui crée un ‘Passport to Everywhere’ à partir de passeports expirés de ses amis originaires d’Allemagne, Japon, Corée, Koweït, Maroc, Ile Maurice, Nigeria, Singapour, Royaume-Uni ou Etats-Unis (illustration 2)… et vous pouvez l’aider à poursuivre son travail ! Viviana Troya qui fait une utilisation étonnante des objets et souvenirs que l’on peut trouver en masse sur les lieux de culte et de pèlerinage, clin d’œil ironique et attachant à sa propre famille. Sam Henty qui revisite la pratique traditionnelle de la tapisserie. Ou encore Carrie Grainger dispersant dans les lieux d’exposition des… épouvantails à l’humour si british !

Projets participatifs

Parmi les artistes déjà installés, difficile de ne pas citer l’ambitieuse et très réussie participation du franco-algérien Mohamed Bourouissa, nommé au Prix Marcel Duchamp 2018. Dans le cadre d’un projet mobilisant les écoliers, enseignants, jardiniers et habitants d’un quartier ouvrier de Liverpool, il crée un ‘Jardin de la Résilience’ (75-77 Granby Street à Liverpool). Ce lieu (illustration 3) a été inspiré par le psychiatre et essayiste Frantz Fanon, qui exerçait à partir de 1953 au sein de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, en Algérie. Les patients, dont plusieurs étaient atteints de symptômes persistants liés à des tortures subies, entretenaient un jardin collectif comme occupation thérapeutique, reflétant l’organisation de leur espace mental.

L’artiste s’est appuyé sur le témoignage d’un des patients et créateurs du jardin d’origine à Blida, Bourlem Mohamed, pour un rendu artistique dédié au concept de résilience, mêlant botanique, architecture et thérapie. Le centre d’art ‘FACT’ (88 Wood Street, Liverpool) diffuse à cette occasion la vidéo ‘Le murmure des fantômes / The Whispering of ghosts’ (2018) qui retrace la démarche émouvante de ce projet et restera certainement comme une des œuvres les plus poignantes de Mohamed Bourouissa.

Entreprise collective forte aussi que celle portée par l’artiste d’origine turque Banu Cennetoğlu, également exposée cette année dans le très prestigieux centre d’art ‘Chesenhale Gallery’ à Londres. Elle a développé le projet ‘The List’, qui retrace les informations relatives aux circonstances des décès de plus de 34 000 réfugiés et migrants qui ont perdus la vie aux (ou au sein des) frontières de l’Europe depuis 1993, compilées et mises à jour chaque année par UNITED for Intercultural Action, un réseau de plus de 500 organisations humanitaires dans 48 pays. Ces listes sont publiées massivement grâce au soutien du Guardian,  placardées dans l’espace public de Liverpool (illustration 4) et disponibles en ligne sur http://guardian.co.uk . Impossible cette année de détourner le regard face à un art plus que jamais politique et ancré dans la ville.

Le site du ‘Playhouse Theatre’ (Williamson square, Liverpool) est lui majoritairement dédié aux œuvres vidéos, avec un fil conducteur qui est la préservation des différences culturelles, et particulièrement celles dont la survie nécessite un engagement collectif. Telle la nouvelle série de films-compositions de Ari Benjamin Meyers, autant de portraits d’artistes de la scène musicale de Liverpool, très liée au passé industriel de cette région. Telles les dernières œuvres vidéo de Madiha Aijaz tournées dans des librairies et espaces communautaires de Karachi au Pakistan, et qui, par esprit de résistance ou par chance, continuent à survivre…

Enfin, projeté dans un studio d’enregistrement au dernier étage du théâtre, tel l’exceptionnel film ‘Harano Sur / Lost Tune’, du bangladais Reetu Sattar : 33 musiciens et 30 harmoniums (instrument symbole de la culture traditionnelle du Bangladesh) mobilisés lors du Dhaka Art Summit, pour produire une longue et unique note de musique… symbole de la violence et des bouleversements sociaux qui ont récemment affectés ce pays, « cri » métaphore aussi face aux tentatives de contrôle culturel, et aux phénomènes de diaspora et de déchirements qui en résultent.

Ouverture au monde

Après sa très remarquée exposition monographique au ‘Ludwig Museum’ de Cologne en Allemagne, la sud-coréenne Haegue Yang est à l’honneur à la ‘Tate Liverpool’ (Royal Albert Dock, Liverpool). Elle y présente ‘The Grand Balcony’ (Illustration 5), une installation immersive mélangeant art traditionnel artisanal et production de masse, culture élitiste et populaire, tradition païenne et histoire contemporaine… suggestion d’un espace géographique et temporel fluctuant, symbole d’interaction des origines, des nations, des cultures.

Le centre d’art ‘Open Eye Gallery’  (Mann Island, Liverpool Waterfront) présente les portraits du photographe George Osodi, ‘Nigerian Monarchs’, captant les attitudes autoritaires, extravagantes ou archaïques des dirigeants locaux de son pays d’origine… un regard célébrant la diversité ethnique et la complexité culturelle du Nigéria. Souvent en référence avec le passé colonialiste de l’Europe : les ancêtres de plusieurs de ces personnalités avaient un statut de roi ou monarque durant la période de l’esclavage.

Etre confronté à l’autre, c’est aussi prendre en considération – et contribuer à faire vivre – une part de ses souvenirs, de sa mémoire… Belles démonstrations de Aslan Gaisumov dans sa vidéo ‘People of No Consequence’ (Illustration 6) : des survivants de la déportation soviétique des nations tchétchène et ingouche en Asie centrale (1944) se regroupent lentement et font face à la caméra, semblant s’adresser directement au visiteur à l’entrée de l’exposition du ‘Victoria Gallery & Museum’ (Ashton Street, Liverpool). Ou dans sa toute dernière vidéo ‘Keicheyuhea’ présentée dans les anciennes cellules de la prison St George’s Hall, où l’artiste suit le périple de sa grand-mère retournant sur sa terre perdue du nord-Caucase… pour la première fois depuis le déplacement contraint de sa famille il y a 73 ans.

Au sein d’une grande diversité de lieux et de propositions, quel serait le caractère constitutif de cette Biennale ? Probablement le fameux ‘Get involved‘ britannique, sous toute ses formes et dont cette édition prouve s’il en était besoin qu’il est très largement partagé sur tous les territoires.

Certains s’étonneront, que dès le week-end d’ouverture mi-juillet, en pleine phase finale d’un important évènement sportif qu’il n’est plus nécessaire de citer, la population locale ait su répondre présente. Bizarre pour une manifestation culturelle, réputée élitiste ?

Il faut saluer ici la volonté continue qui a été d’ouvrir gratuitement l’accès à tous, sur tous les sites et jusqu’à la fin de l’évènement le 28 octobre 2018. Et sur le fond bien sûr, car l’art n’a rien d’hermétique par essence… il est ici passionnant, intelligent, populaire, riche et porteur d’espoir car il s’est fait ouvert à l’émergence, participatif, vecteur des mémoires, diversités et bouleversements de nos sociétés. Les commissaires et artistes de cette édition ont su rendre l’art tel qu’on le voit trop peu, c’est-à-dire vivant et porteur d’extraordinaires émotions. Profitez-en !

Ronan Grossiat