Lafayette Anticipations
Pour sa deuxième exposition intitulée Le centre ne peut tenir, la Fondation Lafayette Anticipations nous invite à faire un pas de côté, à tourner notre regard vers les coulisses de notre monde contemporain. Construite autour de deux axes principaux, l’un identitaire et l’autre géographique, l’exposition questionne sur la constitution d’un sujet et sa représentation, ainsi que sur la mutation des territoires amenant une fluctuation des frontières. Les douze nouvelles productions, réalisées dans les ateliers de la Fondation, revendiquent elles-mêmes une instabilité formelle et discursive.
L’exposition s’ouvre au rez-de-chaussée sur une grande installation modulable, The Transvector, conçue par l’architecte espagnol Andrès Jaque. Sorte de forum constitué de blocs avec des motifs stellaires et biologiques, The Transvector fait office d’œuvre programmatique en étant imaginée dans une configuration décentrée. Car dans Le centre ne peut tenir, tout se transforme. Les « sculptures zombies » Tidal Spill d’Isabelle Andriessen résultent d’une interaction toxique et colorée avec l’espace d’exposition.
Dans cette même intention de constitution d’un cycle de création et de décomposition, l’installation de Jumana Manna inspirée de l’architecture du Moyen-Orient évoque un vaste système d’archivage et de conservation des graines, créant inévitablement de la matière impure vouée à disparaître. Le duo d’artiste Cooking Section (Daniel Fernández Pascual et Alon Schwabe) s’intéresse également à la construction de la société à travers l’alimentation. Losing Cultures nous invite à pénétrer dans une espace souterrain inspiré des caves d’affinage naturel dans lequel le visiteur assiste à une projection d’images et un discours remettant en question la notion de « terroir » et l’impact du dérèglement écologique sur ce dernier.
Si les objets ont tendance à muter physiquement au contact de divers environnements, les flux humains et marchands possèdent eux aussi la capacité de modifier leurs valeurs. L’œuvre de Julien Creuzet s’inscrit pleinement dans cette problématique. Son installation sonore se compose d’un filet réticulé constitué de mains, qui ne sont pas sans évoquer le cubisme, et de grands coquillages produisant des sons. Ces conques, toutes achetées en banlieue parisienne, possèdent chacune des utilités et des symboliques variées chez les différents peuples du littoral. Ève Chabanon produit un décor réalisé en collaboration avec des artisans professionnels exilés, qui servira notamment de décor à un film.
S’il y a bien un sujet qui a été l’objet de fantasmes et de dérision en Occident, c’est bien le corps noir, perçu pendant des siècles comme marginal et sauvage. Deux œuvres se réapproprient cet héritage colonialiste de l’imaginaire de l’homme noir pour mieux le déconstruire. L’installation vidéo Levant de Paul Maheke, réalisée en collaboration avec Ligia Lewis et Nkisi, se joue de la représentation des corps minorisés dans une chorégraphie abstraite entre ombre et lumière. Fortement empreintes d’une iconographie chrétienne, les trois œuvres de Kenny Duncan abordent les clichés sexuels associés au corps noir. Les deux gisants font respectivement écho à l’embaumement et au sadomasochisme, tandis que les TRANSFERT 1, 2 et 3 exposent l’empreinte de la peau de l’artiste sur des serviettes, à l’instar du Saint-Suaire.
Le projet d’opéra évolutif The Ten Murders of Josephine de Rana Hamadeh prend quant à lui pour point de départ une tragédie de l’histoire de l’esclavagisme et le jugement qui en résulte afin de mieux questionner notre condition en tant que « sujet de témoignage ». Notre environnement social et culturel nous forge et nous encre dans un système, un jeu de rôle dont nous ne prenons pas forcément conscience. Certaines œuvres de l’exposition ont ce pouvoir de révéler ces forces d’influence. Pour la vidéo public solitude (crisis cast), Yuri Pattison imagine de nouvelles procédures comportementales dans un aéroport, épuisant les différents scénarii de la société de production de films et d’événements de crise Crisis Cast.
Le film Bazar de Danielle Dean, dans une optique plus féministe, suit les pérégrinations d’un groupe de quatre femmes à travers une série d’univers régis par des objets ménagers assignant des rôles de genre. La vidéo Reproductive Exile de Lucy Beech, dernière œuvre de l’exposition, est un documentaire fictif qui suit également le parcours d’une femme ayant entamé une procédure de reproduction assistée. La protagoniste s’inscrit peu à peu au sein d’une chaîne biologique de corps humains et non-humains.
L’exposition Le centre ne peut tenir se perçoit finalement comme une tentative d’émancipation face aux catégorisations sociales, politiques et culturelles qui régissent actuellement notre société. Car il est grand temps de faire bouger les lignes et d’explorer d’autres centres, plus périphériques.
Adrien Elie
Lafayette Anticipations
9 rue du Plâtre
du 20 juin au 9 septembre