Lieux indépendants, espaces alternatifs
Project Space, Artist-Run Spaces, non profit space, lieux indépendants, espaces alternatifs : autant de qualifications pour définir des lieux d’exposition au format protéiforme, créés par des artistes ou commissaires d’exposition (dans des ateliers, des appartements, vitrines, espaces itinérants, parkings, hangars, locaux adossés à une galerie marchande ou non, associations).
Ils n’ont pas de contrainte de rythme ou d’objectif marchand même si la vente d’œuvres est souvent la condition de leur équilibre économique, et que certains jouent sur une ambiguïté de statut alors que d’autres sont devenus des galeries ou des centres d’art à part entière. S’ils peuvent servir la pratique de l’artiste à l’initiative du projet, ils y présentent plutôt les travaux des autres : de leur cercle d’amitiés, de leur génération ou avec ceux dont ils partagent un intérêt ou des préoccupations communes.
Pour en donner un exemple, Spirtual America, fausse galerie ouverte en 1983 par Richard Prince qui y invitait ses contemporains à présenter une unique œuvre. Sarah Charlesworth, Louise Lawler, Cyndy Sherman, Jeff Koons, Allan McCollum, Richard Prince s’y sont succédés. L’artiste en a d’ailleurs emprunté plus tard le nom comme titre de sa rétrospective au musée Guggenheim en 2007.
Pour connaître ces lieux, il faut souvent prendre des chemins de traverse dans le parcours balisé des galeries et des centres d’art. On y retrouve d’autres artistes et professionnels de l’art : peu de collectionneurs ou de curiaux quoiqu’il en soit.
Si ces lieux indépendants ont connu un regain de visibilité depuis quelques années, ils ne constituent en rien un phénomène nouveau.
Pauline Chevalier, dans un ouvrage* paru en Juillet 2017, montre comment ceux-ci ont structuré une scène New-Yorkaise depuis les années 50 jusqu’au début des années 80 : 112 Greene Street, Artists Space, The Clocktower, P.S.1, Franklin Furnace, ou Fashion Moda mais aussi White Colums, the Kitchen ou Printed Matter dont certains existent toujours. Autant de lieux dont l’énergie portée par des artistes comme Vito Acconci ou Gordon Matta Clarck ont innervé, par leur radicalité, le New-York des années 70, aujourd’hui célébré par nos institutions, et ont permis le développement de nouvelles pratiques comme celle de la performance.
Un article paru en 2008 dans la revue UOVO dressait un « Opinionated Guide To Commercial and non Commercial Spaces Run by Artists » curaté par Marcel Janco, Lilian Davies, Johanna Fiduccia, Aaron Moulton, Chris Sharp (Chris Sharp étant lui-même à l’origine de Lulu, un artist run space au Mexique). Dans ce guide, il était frappant de voir comment ces espaces ont su investir le monde de l’art à une échelle globale : Rio, Shanghai, Londres, Dublin, New York, Los Angeles, Mexico, Berlin, Cologne, Leipzig, Amsterdam, Paris, Bruxelles, Rome, Turin, Lisbonne, Peja, Cluj, Malmö, etc. On y apprend aussi que Reena Spaulings Fine Art (à la fois artiste et galerie) ou la Wrong Gallery (project space de Maurizio Cattelan) avaient été invités à la Whitney Biennal en 2006.
Plus près de nous, Patrice Joly leur a consacré en 2013 un article dans sa revue zerodeux montrant comment ceux-ci participaient des chemins de l’émergence. Les Inrocks ont aussi célébré en 2016 dans leur « Best of» annuel leur vitalité au travers d’initiatives comme les expositions « Occidental Temporary » à Villejuif portées par Neil Beloufa ou l’exposition « Run Run Run » à Nice où la Station invitée pour ses 20 ans par la Villa Arson a demandé à d’autres structures indépendantes en France et à l’étranger de venir y exposer.
Profitons-en ici pour insister sur le fait que ces espaces ne sont pas le seul apanage de Paris. Ils ont une présence en région et un rayonnement que peu de galeries ont : Zebra3 à Begles, In Extenso à Clermont Ferrand, Bikini ou la Salle de Bain à Lyon, Triangle ou la Gad à Marseille, Faux mouvement ou Octave Cowbell à Metz, Zoo Galerie à Nantes, 40MCube à Rennes, le Lieu Commun à Toulouse, etc.
Alors pourquoi encore s’y intéresser en 2018 ?
Parce qu’ils ne cessent de se renouveler et qu’ils continuent à marquer et révéler durablement des générations d’artistes. Sans oublier de placer un mot pour Glassbox à Paris, on ne répétera jamais assez à quel point le collectif Castillo/Corrales librairie, lieu d’exposition et de débat à Belleville composé d’une douzaine d’artistes, curateurs et écrivains parmi lesquels Thomas Boutoux, Boris Gorille, François Piron, Benjamin Thorel et Oscar Tuazon, ont marqué pendant ces huit années d’existence entre 2007 et 2015 plusieurs générations d’artistes en France.
On peut aussi avancer qu’à l’heure de la sortie de l’ouvrage « 20 ans d’art en France – Une histoire sinon rien » par Marjolaine Lévy et Michel Gauthier que Castillo/Corrales mais aussi Shanaynay (crée en 2011 par Romain Chesnais et Jason Hwang) sont et/ou ont été suivis à l’étranger. Si l’histoire de l’art en France doit se jouer par l’itération de mythes via le filtre de l’underground, ces lieux constituent la meilleure image de ces 12 dernières années en négatif de ce qui s’est joué dans les institutions : ils sont également le miroir de ce que l’art a produit en France de réjouissant et de désespérant à la fois.
N’oublions pas que derrière l’initiative sympathique et énergique « do it yourself » il s’agit aussi d’un constat d’échec. Celui des institutions et des marchands plombés eux-mêmes par leur économie, leur politique, leurs sphères d’influence et leurs approximations et peinant à la fois à témoigner, faire émerger et accompagner durablement des artistes souvent reconnus par leurs pairs.
Sans que ceci ne soit surprenant, nouveau ou négatif, il est d’ailleurs paradoxal de voir comment aujourd’hui les institutions et les marchands se réapproprient, avec leur consentement certes, le travail initié par ces espaces alternatifs.
Ce qui en revanche est inédit c’est la digestion systémique qui en est faite.
On peut s’interroger sur la contribution de Between Bridges créé par Wolfgang Tillmans dans la redécouverte par le marché et les institutions des travaux de Charlotte Posenenske, de Sister Corita Kent ou de David Wojnarowicz.
En France, sans que ceux-ci ne soient des exemples isolés, on peut remarquer que Louise Sartor a été vue chez « Tonus » à Paris avant d’être exposée dans une galerie . Gijs Milius a été vu chez « Etablissement d’en Face » à Bruxelles avant d’être exposé chez Gaudel de Stampa.
Parfois ces project spaces sont-mêmes adossés ou liés à une galerie : Shoot the Lobster ou May68 (projet initié par Bob Nickas) sont intimement connectés à la Martos Gallery à New York, Sundogs se tient dans l’appartement parisien de Robbie Fitzpatrick de la galerie Freedman Fitzpatrick, CACBM est localisé physiquement dans un espace de stockage de la galerie Crèvecœur, Exo Exo expose en ce moment à la New Galerie.
De nombreuses foires font désormais une place aux espaces indépendants en les invitant gratuitement ou à coûts réduits : Paris Internationale en a encore invité plusieurs cette année dans les salles de bain de chaque étage de l’immeuble investi par la foire. On y a pu notamment voir Life Sport, un espace indépendant, vendant des bas de joggings ou le « stand » de Goswell Road y présenter des dessins de scènes de concert par David West. D’autres foires font de même.
Les espaces alternatifs sont aussi à l’honneur pour les prix d’art : castillo/corales, Deborah Baumann ont participé au prix Ricard comme curateur pour les uns, comme artiste nominé pour les seconds.
Alors faut-il se réjouir de cette visibilité ? Certainement, s’il s’agit de leur permettre de se faire connaître par un public d’amateurs plus large ou s’il s’agit de leur permettre de s’appuyer sur des structures moins fragiles pour permettre à leurs projets d’exister.
Beaucoup moins en revanche s’il s’agit pour eux de se faire instrumentaliser dans un rapport de force économique et de pouvoir bénéficier à quelques galeristes opportunistes en retirant une image « cutting edge » qu’ils n’auraient pu avoir seuls.
Beaucoup moins encore s’il s’agit de réintroduire dans le système des mécanismes de sélection et d’exclusion ou de privilégier la logique de bande à une singularité individuelle qui se dessine souvent en dehors de l’entre gens.
Palette Terre, projet initié par Bastien Cosson et Elsa Olarj-Ines, a réagi non sans humour, à son absence de la sélection de Paris Internationale de 2017, par une exposition intitulée « Paris capitale de l’amour » avec Mathis Collins et Mathilde Ganancia.
Quoiqu’on puisse en penser, cette visibilité, entretenue par des sites comme « contemporary art daily » ou « art viewer », témoigne non seulement d’une déliquescence des catégories œuvrant vers moins de verticalité et plus d’horizontalité mais aussi d’une économie précaire où il devient de plus en plus difficile de distinguer les espaces indépendants des galeries émergentes notamment du fait de la comparabilité des œuvres produites et présentées.
Parmi certains espaces de dernière génération, Sans Titre (2016) créé par Marie Madec donne à penser que le statut d’artist run space n’est que transitoire.
On sent également bien qu’il n’est question que de temps avant de ne voir le Wonder/Liebert investir le Palais de Tokyo, pour une reconnaissance programmée du grand public.
Le Wonder/Liebert mais aussi Doc ! : autres modèles récents d’espaces indépendants conçus plutôt comme des espaces de production artistique offrant dans un esprit de partage des savoirs faire artistiques et des espaces de partage dont les initiatives ont été relayées dans de nombreux quotidiens nationaux.
D’autres espaces ferment ou se mettent en sommeil : goton créé par Eva Svennung ne s’est pas installé dans un nouveau lieu depuis la fin de son bail Passage du Ponceau clôturant sa dernière exposition en laissant carte blanche à Jean Luc Blanc, Mimosa Echard et Jonathan Martin pour une dernière exposition à l’occasion du lancement du numéro 8 de leur fanzine Turpentine.
C’est ainsi qu’en 2018 les récits de l’alternative se poursuivent. Ni complètement différents ni vraiment identiques à ceux qui les ont précédés : ils restent un marqueur de différentes générations d’artistes et savent embrasser les codes du système. Qu’ils demeurent ou non, ils ne sont pas un mythe, ils existent, et cette générosité et spontanéité désillusionnée réconfortent !
*Une histoire des espaces alternatifs à New York – De SoHo au South Bronx (1969-1985)
Romain Leclere