L’arbre de la connaissance d’Antoine Carbonne
jusqu’au 16 décembre 2018
Avec l’Arbre de la connaissance, présenté au salon Novembre à Vitry, Antoine Carbonne renoue avec la peinture ésotérique.
Le tableau nous introduit au cœur d’un inhabituel ordre des choses qui rassemble des bribes de mondes différents dans un cosmos mystérieusement harmonieux. Habituellement les artistes ordonnent leurs compositions différemment : dans des ensembles clairement finalisés, où les éléments conspirent tous à réaliser un effet d’ensemble, à l’instar des corps vivants, à la conservation duquel tous leurs organes participent. L’ordre qui structure les compositions classiques réalise donc une communauté de fins et paraît pleinement naturel, puisqu’il prend modèle sur des organismes engendrés par la nature. Pourtant cette ressemblance n’est que de façade, car de tels agencements n’égalent pas en complexité les organismes naturels : ils leur ressemblent aussi peu que ces automates par lesquels nos ingénieurs singent la nature. Les Anciens Grecs avaient saisi l’artificialité de cet ordre purement humain. Ils le nommaient taxis, terme par lequel ils désignaient l’ordre de bataille, « tactique », artificiellement établi par leurs stratèges.
Ce cosmos poikilos, divers et chamarré, ils tâchaient de l’imiter dans leurs édifices, dont on sait qu’ils étaient recouverts de couleurs vives et contrastées.
Ce n’est pas cet ordre-là qu’Antoine Carbonne tente de faire régner dans ses tableaux. Le sien est plus complexe, car il ne peut être pleinement compris par l’homme et produit par sa seule volonté. Les Grecs avaient également un nom pour le désigner : cosmos, bel arrangement, « cosmétique ». Ce cosmos poikilos, divers et chamarré, ils tâchaient de l’imiter dans leurs édifices, dont on sait qu’ils étaient recouverts de couleurs vives et contrastées. Selon eux, il enveloppait toute la matière cosmique, inerte ou vivante. Et il donnait à l’univers cette belle régularité allant de la colonie de cristaux au système complexe d’échanges (catallaxis) qui se met en place dans les sociétés humaines.
De tels ordres sont perpétuellement ouverts aux nouveaux arrivants
Ces catallaxies, l’économiste autrichien Friedrich August von Hayek, les conçoit également comme des ordres naturels, « spontanés », formant des communautés de moyens qui regroupent des individus ayant tous des fins différentes mais usant des mêmes modalités générales d’échanger leurs biens (les lois). Et c’est parce que de tels ordres sont perpétuellement ouverts aux nouveaux arrivants qu’ils se sont propagés aujourd’hui à travers l’humanité tout entière, qui est à présent gouvernée par l’ordre du marché. Leur complexité croissant avec leur volume, nous nous trouvons aujourd’hui régis par un ordre qui nous échappe plus encore qu’aux Anciens.
Eh bien, cet ordre spontané règne aussi dans les tableaux d’Antoine Carbonne. Notons en effet que celui-ci traite les « îlots flottants » qui peuplent ses tableaux selon des techniques empruntées à des peintres aussi différents que les Primitifs italiens, les Paysagistes japonais, les Post-impressionnistes et Naïfs français ou encore les Illustrateurs et Tagueurs contemporains. Mais remarquons surtout que tous ces artistes, pastichés par Antoine Carbonne, emploient essentiellement les mêmes principes techniques généraux que lui. Il s’agit toujours de diminuer la distance aux choses, d’entrer en empathie avec elles, en les aplatissant, en brisant les lois de la perspective qui les distribuent autour d’un regard hautain. Voilà pourquoi Antoine Carbonne arrive à donner à ses tableaux, malgré leur polytechnie et leur bigarrure, une unité profonde qui leur vient du fait que tous leurs détails fonctionnent grâce à la même technologie « empathique ». Et c’est ce qui leur fait porter la marque des communautés de moyens propres aux ordres spontanés créés par la Nature.
Mais l’Arbre de la connaissance nous enseigne plus que cela. Il ne nous présente pas seulement un ordre spontané in corpore mais aussi in persona. Tout se passe comme si le cosmos illustré dans ce tableau se tournait vers l’artiste, se personnifiait, prenant la forme d’un être intelligent (la couronne de l’arbre défendu a la forme d’un cerveau) qui le regarde à travers une paire d’yeux (bien visibles dans la toile, derrière les frondaisons). Et qu’il lui révélait qu’il se tient continuellement derrière lui pour contrôler ses gestes. Cette vérité ésotérique blesse-t-elle tant notre ego pour justifier que l’Arbre biblique, dans les feuillages duquel elle se cache, nous soit défendu ? Felix culpa !
Matthieu Corradino