Biennale de Venise 2019

La folie des premiers jours

L’ouverture de la Biennale de Venise est toujours un moment très excitant mais également frustrant et fatiguant vu l’ensemble des propositions impossibles à toutes satisfaire.

La Biennale à l’Arsenal et aux Giardini

Il faut beaucoup marcher à Venise et il est toujours nécessaire de conjuguer avec doigté agenda, horaire de vaporetto et plan googlemap vu la multiplicité des lieux d’expositions et des événements répartis dans la cité des doges. Tout ceci dès les petits déjeuners confidentiels du matin, en passant par la série des inaugurations de pavillons nationaux ponctuées toutes les 30 minutes, les cocktails de soirée (autant que de grandes galeries, d’artistes et de nationalités représentées, c’est dire) et les fêtes qui suivent et s’entrechoquent pour se clore dans les premières heures du petit jour. Bien sûr, cette messe festive s’entend plus particulièrement pour les 3 jours de preview dès mercredi, jeudi et vendredi. Pour les professionnels plus-plus (journalistes des grands médias, sponsors et VIP carte platine), la folle course commence même dès la pré-preview du mardi matin à 10h.

La Biennale de Venise rassemble tous les deux ans la quintessence mondiale des arts plastiques autour de la vision du curateur choisi pour le pavillon international. Cette année, l’américain Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery de Londres, a sélectionné 79 artistes en donnant le « la » avec sa base line “May you live interesting times “ où certains des 130 pays ont retenu un ou plusieurs de leurs meilleurs artistes pour honorer leur pavillon national.

Depuis plus de 100 ans, la Biennale attire, lors de son ouverture, l’élite du monde de l’art : artistes, collectionneurs, directeurs de musée, critiques, commissaires et autres. Sauf que, dans les années 2000, n’y participaient encore que les initiés. Il suffisait de passer au Danieli retirer au comptoir les cartons d’entrée mis à disposition par l’Institut Français. Tel n’est plus le cas en 2019. Pas moins de 5000 journalistes ont obtenu l’accréditation. Et si, encore en insistant, les pros, directeurs d’institutions et artistes introduits, peuvent s’y faire inviter, pour les autres le ticket pour la preview se monte désormais à 300€.  Pour la première fois cette année, il fallait même montrer sa carte d’identité adossée au billet de réservation nominatif pour entrer. Comme pour Ryanair, à l’aéroport de Trévise !

Malgré cela, les queues au portail des Giardini, et surtout de l’Arsenal n’ont jamais été aussi longues. Il y avait foule à l’ouverture, preuve s’il en fallait, que l’art contemporain en son essence même, sous l’effet du marché, de sa médiatisation et de la mondialisation, se laisse contaminer. Alors que l’on n’est pas dans une manifestation marchande telle la foire de Bâle, mais un événement purement artistique. Il fallait voir, à ce sujet, les précautions prises par les organisateurs, les communicants, les galeristes même, pour se prêter au jeu et ne pas se mettre trop en avant dans les pavillons, ne pas apparaître nommément, ni sur les cartels, ni dans les publications. Mais nul n’est dupe, il y a bien une relation incestueuse avec le marché. Il est certain que l’heureux petit groupe d’artistes sélectionnés et présentés à Venise ne constitue qu’une infime minorité privilégiée par rapport aux milliers d’autres artistes du circuit institutionnel de l’art, et qu’il bénéficiera des retombées médiatiques et des effets de cote induits. Pas forcément systématiquement, mais probablement.

Pour commencer, parlons des pavillons nationaux. En termes généraux, on remarquera le développement croissant de la vidéo. Au fil des biennales, il s’institutionnalise, et transforme la biennale en mini Festival de Cannes façon documentaire. Ainsi le Canada, la Suisse, le Brésil, la Croatie, … proposent des prestations filmées sur des thématiques très actuelles : du corps, du genre, du colonialisme, de l’identité, la nostalgie du passé…

Le pavillon français

Un certain classicisme auquel a su échapper Laure Prouvost au pavillon français qui nous invite, avec son film “ Vois ce bleu profond te fondre”, dans un joyeux voyage aussi fantasque, poétique, qu’inattendu, nous transportant des profondeurs d’une terre sombre au survol d’une mer turquoise et poissonneuse bien que polluée de résidus de portables désossés et si ce n’est, ensuite, dans les embruns épais d’un brouillard bien blanc. Une balade entre la banlieue parisienne et Venise passant par le Nord et la Méditerranée en compagnie de sa troupe de jeunes et d’anciens, de rappeurs, de magiciens et danseurs. Un film rythmé de ces flashs d’images fugitives, colorées, qui se chevauchent, s’entrechoquent, se répondent et nous emmènent dans la fiction d’un monde décalé où se télescopent générations, danses, musiques et langages d’aujourd’hui.

Et c’est avec une élégance inouïe et une légèreté subtile que la vidéo de Laure Prouvost rassemble à elle seule la plus grande partie des interrogations du monde actuel. Elle s’inscrit à ce titre au coeur même de cette 58ème biennale. Le centre de gravité, qui fut en 2017 le pavillon allemand avec l’opéra faustien lancinant, grave et noir d’Anne Imhoff, s’est déplacé cette année vers un pavillon français explosant de vie, joyeux, débridé, d’une sensibilité rare face aux enjeux sociaux et écologiques d’aujourd’hui.

Le lion d’or

Le Lion d’Or a été attribué au pavillon lituanien pour un opéra (comme à la précédente biennale) se déroulant sur une plage artificielle à l’intérieur de laquelle les performeurs-chanteurs vaquent à leurs occupations, jouant aux échecs, mangeant, lisant, se laissant bronzer. Le vendredi soir, il fallait voir courir tous ces visiteurs, soudainement avertis du prix, à la recherche désespérée du pavillon, mal indiqué sur la carte, excentré, perdu dans le quartier de Célesta et non situé sur Google Map. Saluons les auteurs qui ont su créer la surprise : le réalisateur Rugilé Barzdziukaité, l’écrivain Vaiva Grainyté et surtout l’artiste Lina Lapelyté, tous les trois dans la trentaine, pour cette oeuvre poétique prophétisant le réchauffement climatique à venir.

Les pavillons nationaux

Les autres pavillons en tête du box-office :  le Ghana avec sa belle brochette de stars tels El Anatsui, Ibrahim Mahama. Madagascar a fait une entrée remarquée à l’Arsenal, avec les drapés noirs de Joël Andrianomearisoa grâce au généreux soutien financier notamment du français Thibault Poutrel.

La Lettonie le jouxtant, avait choisi la jeune Daïga Grantina, pour la représenter dans un espace white cube se singularisant nettement de la scénographie souvent sombre de la majorité des autres représentations. S’y déployaient majestueusement ses sculptures organiques abstraites vivement colorées, faites d’assemblages de matériaux industriels et de formes en polyuréthane moulé, intégrant subtilement l’espace, jouant les unes avec les autres et combinant des effets de lumières à la fois naturelles et artificielles. Nul doute que ce pavillon, un des rares basé sur une pure pratique plastique sculpturale, devrait retenir l’attention.

Attribuons une attention particulière pour le chypriote, le luxembourgeois, et pour le péruvien avec ses “butterfly women” néo baroques.

Il faudra au futur visiteur, une grande capacité mentale d’absorption, et de réelles qualités physiques pour apprécier le parcours de tous les pavillons, mais également celui des deux espaces internationaux curatés par Ralph Rugoff.

Le pavillon international

Bien sûr que l’on regrette que les mêmes artistes soient présents dans les deux espaces des Giardini et de l’Arsenal. C’est près de 80 artistes supplémentaires qui auraient pu être exposés. Si six artistes français font partie de la liste : Neil Beloufa, Antoine Catala, Nicole Eisenman, Cyprien Gaillard, Dominique Gonzalez-Foerster et Jean-luc Moulène, un examen attentif des résumés et des programmes montre que la France est particulièrement bien représentée à Venise. 

Ainsi Tarek Atoui, Ryoji Ikeda, Cameron Jamie vivent et travaillent en France comme la lettone Daïga Grantina, le Bulgare Rada Boukova, et l’australienne Angelica Mesiti.

Ralph Rugoff avait curaté la dernière biennale de Lyon, et on retrouvera de nombreux artistes présentés à Lyon dans sa sélection vénitienne.

Parmi ses choix, mettons en exergue Artur Jaffa avec ses énormes pneus enchaînés, Otobong Nkanga avec ses lignes conductrices en marbre, la critique jubilatoire du consumérisme dans les vidéos de Ed Adkin, les papillons de Anthea Hamilton, les provocantes sculptures de Gabriel Rico, les installations de Jesse Darling, les ambiances d’Alex de la Corte, les toiles animées d’Antoine Catala, etc.

Malgré tout, on regrettera certains choix d’artistes, qu’ils soient déjà consacrés comme les américains Georges Condo, Henry Taylor ou Julie Mehretu, ou bien qu’ils ne soient trop liés au marché comme Avery Singer ou Carol Bove.

Les événements collatéraux

Une fois tout ceci digéré, on pourra rendre visite aux belles expositions qui rivalisent toutes les unes avec les autres, que ce soit le nouvel accrochage de la collection Pinault uniquement exposé à la lumière naturelle à la Pointe de la Douane (Martin Bethenot, Mouna Mekouar, commissaires), ou celle de Palazzo Grassi avec Luc Tuymans “la Pelle” (Caroline Bourgeois, commissaire), celle de Prada avec Kounellis ou celle de Louis Vuitton avec Parreno, sans oublier Jean Arp à la fondation Guggenheim.

L’éventail de la scène vénitienne ne s’arrête pas là, mais avant de terminer ce panorama bien incomplet, signalons deux évènements collatéraux qui s’imposent :

Dysfunctional qui rassemble dans l’un des plus beaux palais de Venise, la Ca’d’Oro, une exposition des meilleurs designers de Carpenters Workshop gallery notamment Michèle Lamy, Rick Owen, mais aussi la plasticienne Morgane Tschiember qui intervient ici dans cette discipline avec une belle céramique.

Et Futur Generation Art Price attribué à l’un des 20 artistes sélectionnés par le comité international de la Fondation Pinchuk durant l’ouverture de la Biennale. Cette année, le 1er prix est revenu également à une artiste lituanienne Emiliya Skarnulite, tout comme le Lion d’Or. Tous les artistes sont exposés à Ca’Tron à l’Université IUAV. L’on compte parmi eux la française Marguerite Humeau et le thaïlandais Korakrit Arunanondchai, tous deux de la galerie Clearing Brussels New-York.

Les soirées

Cette année, l’ouverture a été entachée d’une pluie singulière en fin de journée, qui a terni quelque peu le concert des soirées prévues ce jour-là, et notamment le grand dîner Pinault à San Giorgio, où sont seules conviées les 1000 personnalités qui comptent dans le monde de l’art. Bien sûr, la fête française promettait, mais il y avait trop de monde pour le gabarit, on ne pouvait y entrer même en étant sur la liste. Pour ce qui est de l’exotisme, la soirée indienne fut digne de celles des grands maharajas, tandis que le Ghana, dans l’euphorie des danses africaines, affichait guichet fermé. Madagascar, généreuse, ouvrait gentiment ses portes mais il fallait le savoir. A Venise, le soir, on parle d’art avec du champagne ou du prosecco, en fonction du standing.

En fin de soirée, les fêtards de la dernière heure convergent vers le Bauer. Ils y trouvent toujours une bonne intro pour continuer jusqu’à 3 heures du matin. Et tout le monde rempile le lendemain à 10 heures à l’Arsenal, ou court à son pt’it déj’ parapluie en main.

C’était ça, la preview de la Biennale 2019.

 

Par Pierre Antoine Baubion