16e édition de la Biennale d’Istanbul- Le septième continent

Par Alexia Pierre13 novembre 2019In Articles, Étranger, 2019

 

Le buzz du « star-curateur » et du thème accrocheur s’estompent, quelle critique pour la biennale stambouliote ?

Inscrite dans un contexte où les biennales d’art contemporain se consacrent toujours plus à la cause climatique –la biennale inaugurale de Toronto et son titre évocateur du changement de nos littoraux « The Shoreline Dilemma » le confirme d’ailleurs –et prenant place dans une ville où la pollution de l’air est des plus élevées, la 16ème édition de la biennale d’Istanbul s’ancre elle aussi dans le vif du sujet. « Yedinci Kita, le Septième Continent », nous emporte au gré des océans vers la mer de plastique et son nouvel ilot de près de 1,6 million de km2, soit trois fois la taille de la France. Son directeur artistique Nicolas Bourriaud a en effet laissé de côté la théorie et pris le parti d’explicitement confronter cette biennale à la question environnementale que pose ce « man-made continent » à la dérive. Replacer Istanbul sur une scène artistique contemporaine engagée : telle est la mission entreprise par les organisateurs de cette édition, soutenue par une programmation artistique faisant preuve de diversité. Les artistes de renommée mondiale, tels qu’Agnieska Kurant, Simon Fujiwara, Glenn Ligon, Korakrit Arunanundchai et Marguerite Humeau, attirent en effet un public international. De même que le cycle de conférences DIGESTION offre des colloques engagés sur l’anthropocentrisme et les grandes thématiques environnementales à la mode.

Cet ambitieux projet, visant à une osmose et fusion entre art et environnement, se révèle être une exposition forte en retentissements mais pourtant pauvre en impact et logique de narration.

 

Mise en contexte : fouilles archéologiques, sur les traces de l’anthropocène

Répartie en trois lieux, la biennale s’ancre dans trois registres –censés être –différents. Tout premièrement, le Pera Muzesi, proche du quartier historique de Galata, cet ancien hub européen du XIXème siècle, revient sur les racines de l’anthropologie et présente les origines de nos civilisations, imaginaires ou réelles. Un côté enchanteur, presque magique, est proposé au visiteur, aussitôt contrasté avec le concret scientifique présent dans tous les espaces. Dès le troisième étage, l’on si confronte avec l’installation de Charles Avery opposée à celle de Norman Daly, tous deux créateurs de civilisations inventées. Aux pastels enfantins et colorés, sculptures aquatiques et créatures mythologiques kantiennes, qui font sourire et qui pourtant nous évoquent l’industrie de la pêche, s’opposent outils de torture, agressifs et menaçants, rouillés et conservés archéologiquement. Ces derniers témoignent de l’existence de la civilisation mythique Llhuros, fabriquée de toute pièce par l’artiste, ce dernier déjouant les codes des archéologues et chercheurs sur l’origine de l’homme. On ne peut distinguer le réel de l’imaginaire ; comment faire confiance à cette science ? Plus loin, un excellent travail, remis au goût du jour et exposé à nouveau, est celui de Simon Starling et son (Infestation Piece) Musselled Moore, exposant un rapport nostalgique au temps, aux éléments naturels, et à l’histoire de l’art. La copie d’une sculpture de Roger Moore est submergée pendant une durée déterminée, engloutissement d’une histoire de l’art trop parfaite, pour en être extraite si altérée. Cependant, c’est avant tout avec le masque respiratoire placé sous vitre que s’opère une projection dans un futur éventuel, où ce vestige recouvert de pétoncles, relique d’une apocalypse, nous laisse entrevoir le destin fatal d’une fossilisation de nos vies, de nos objets, de nos arts.

La volonté est de connecter l’histoire de l’Homme avec ce lieu à la collection orientale historique. Cependant, la biennale s’intègre peu au musée ; il n’y a en effet presque aucune harmonie entre l’exposition sur Osman Hamdi Bey, peintre si connu pour son Dresseur de Tortues (1906), et les autres étages, dont la logique de curation échappe. De la même façon, la superbe série Legend de Pia Arke, collages-cartographies à la fois mélancoliques et documentaires, s’intéressant aux colonies du Groenland, semble déconnectée du contexte turc. Quelle histoire nous est donc réellement racontée dans cette première étape de « Yedinci Kita » ?

On aborde la deuxième partie de la Biennale, près du quartier branché-hipster de Karaköy. Antrepo 5, qui deviendra le musée de la Mimar Sinan Fine Arts University, est situé sur le Bosphore avec une vue dégagée sur le palais de Topkapi –lieu ampli d’histoire et de noblesse. Cet espace spacieux permet aux œuvres de respirer dans une architecture industrielle où l’atmosphère tamisée peut paraître parfois oppressante. Le visiteur est tout d’abord accueilli par une montagne de déchets que l’artiste Eloise Hawser a filmée dans une des plus grandes décharges de Turquie : on ne fait pas plus littéral que The Tipping Hall. La proposition du Feral Atlas Collective, corps de scientifiques humanistes et artistes s’intéressant à la mesure des impacts des infrastructures humaines sur un écosystème, mêle documentation et films, et donne une excellente contextualisation de la biennale. Une intégration admirable et une belle découverte, toutefois l’on peut reprocher aux projets présentés de relever davantage d’un compte-rendu scientifique de recherche que d’un traitement artistique original et de qualité.

Dans la continuité du musée Pera, le public est invité à une introspection sur ses origines, dans une démarche très anthropologique, combinant approche archéologique et scientifique sur les phénomènes nous entourant, où tout apparaît paradoxalement connecté dans un mysticisme presque chamanique. Dans cette veine, Agnieska Kurant expose entre autres « Mutations and Liquid Assets » (2014), un amalgame fossilisé d’œuvres de Joseph Beuys, Carsten Holler, Richard Prince et Carol Bove, piliers de l’art contemporain dont l’éternité est ici menacée autant que sacralisée. Suzanne Treister présente « HFT The Gardener », s’intéressant aux drogues psychoactives et en établissant les liens avec le capitalisme, la nature, la science, la technologie et la magie chamane. Ses dessins, à la croisée entre schéma explicatif et mandala religieux, sont aussi colorés qu’effrayants par leur complexité et suscitent notre remise en question face aux intrications dans un monde qui nous dépasserait. C’est enfin le duo d’artistes Pakui Hardware qui, se jouant de la frontière entre médecine et science-fiction, nous confronte à des créatures sorties du laboratoire du futur. Dans une mise en scène de paravents translucides superbement conçus, ces installations sculpturales, aux textures et assemblages de matières hypnotisantes, s’inscrivent dans la continuité du projet « Extrakorporal » (2019), qui prend pour point de départ la médecine régénérative, le développement d’organes à l’extérieur du corps humain et le biocapitalisme en découlant. L’intervention de l’homme sur les fondements de la nature est alors pleinement abordée.

 

Tatillons scientifiques, narration confuse de notre avenir sociétal

Après cette présentation de notre totale relation à la nature, le deuxième étage change de ton et nous confronte brutalement à nos plaisirs, et à ce monde de divertissements et distractions que nous avons construit afin de mieux ignorer les conséquences de notre activité sur Terre. Nos sens auditifs sont immédiatement attirés par le son familier de « It’s a small world », installation de Simon Fujiwara pour découvrir une parodie dérangeante, révélant un monde de débauche et de dérèglement total, où » usine » de joggeurs sur tapis et vaches de traite sont alignés. Si le chaos régnant dans cet univers aussi réaliste et fantasmé interloque, l’émerveillement des grands comme des petits devant ces sculptures animées en est plus inquiétant encore, et l’on ne sait si la critique explicite de l’artiste est vraiment comprise. Des vices à la méditation, en passant par l’expérience de drogues hallucinogènes avec la « Venus of Courbet » de Marguerite Humeau (série Extasies), nous devenons spectateurs de notre fatalité effrayante. Au fil des salles, une anxiété nous envahit et nous fait redouter l’étage suivant, autant qu’en espérer progrès et « happy end».

Cette désillusion humaine passée, l’analyse objective de l’exposition pose la question de l’intention du curateur. Tout d’abord, les artistes sont individuellement isolés dans chaque salle ; en effet, aucun espace ne fusionne, ni ne communique. Est-ce là la conception normale d’une biennale –ou celle-ci ne se rapprocherait-elle pas plus d’une foire organisée en stands bien distincts ? Ce cloisonnement ne facilite pas la fluidité de lecture du récit présenté. Par ailleurs, et ce notamment à partir du deuxième étage, installations et salles alternent entre idées d’harmonie, de reconnexion avec la nature, et dénonciations sarcastiques de notre société de consommation, de violence, de pollution – en somme de destruction. Par exemple, Jonathas de Andrade touche la corde émotionnelle et retranscrit cette tradition d’accompagnement dans la mort, chez des pêcheurs brésiliens, dans une dernière étreinte de leur proie, « O Peixe » (the Fish) ; tandis que Jared Madere nous propose une installation immersive performative, d’un registre ultra-pop kitsch et bruyant. L’on ne peut que se demander : ces changements d’humeur auxquels le visiteur est soumis, sont-ils délibérément orchestrés afin de déstabiliser, ou au contraire relativement aléatoires et non réfléchis ?

Enfin, l’introduction d’œuvres féministes –notamment S’Maidical de Turiya Magdalela composée d’un tunnel de dégradés de couleurs de peau réalisé à partir de bas et collants – s’intègre mal dans le registre décliné, d’autant que les travaux présentés ne sont pas des plus frappants. Seule la pièce d’Eva Kot’atkova demeure maîtresse. L’installation animée, composée d’une imposante sculpture en toile constituée de dessins, d’objets en tout genre, et d’un workshop de couture et de storytelling, accompagnée d’un très bel essai et réunissant tous les thèmes, s’ancre parfaitement dans la biennale. De la solidarité entre femmes, collaboration et esprit d’équipe, au labeur manuel détaché de tout modernisme technologique, cette œuvre est une échappée poétique, emplie d’espoirs ramenant de l’empathie – que ce soit dans les relations humaines ou dans celles avec la nature.

Enfin le placement au tout dernier étage de l’œuvre finale, Spaghetti Blockchain, film de Mika Rottenberg – est une vision d’apothéose avec cette œuvre brillante qui mêle hommage à une tradition de chants mongols en disparition et caricature des tics de notre vie quotidienne.

Dernière étape de l’épopée, quoi de plus pertinent pour cette biennale que d’en faire voguer les visiteurs sur les « vapurs » si emblématique, imagerie d’une croisière vers ce continent de plastique, non pas cette fois dans le Pacifique mais, jusqu’à Büyükada, dans la mer de Marmara. Emmenés pour une découverte du patrimoine architectural des îles aux Princes, ou prétexte d’une excursion en famille, les visiteurs de la biennale déambulent à travers les villas en bois où les dernières œuvres et installations sont exposées. Folklore mêlé au contemporain, l’agitation régnant sur l’île historique ajoute une dimension davantage expérimentale. On notera d’ailleurs la bouffée verte et poétique, qu’offre l’installation multimédia et sonore, « Appearance », de Hale Tenger, où ruines et feuillages, miroirs et murmures, bercent les visiteurs au gré de leurs reflets. Cette dernière étape, où Nature, Histoire, Hommes et Arts convergent, laisse pourtant le visiteur confus, presque déçu, par la non-cohésion de la plupart des installations avec les lieux et le thème. Les sculptures de Monster Chetwynd ont un goût de papier-mâché décoratif pour Halloween tandis que l’ode de Glenn Ligon à la ville, entre projection du journal filmique de James Baldwin et guirlandes lumineuses de Ramadan, paraît étrangement distante du centre auquel elle rend hommage. En somme, une entreprise récréative qui manque crûment d’une articulation solide.

En dépit d’une créativité peu recherchée dans la scénographie de l’exposition et d’une narration curatoriale parfois peu intégrée, il est vrai que cette biennale reste assez rationnelle dans sa conception et se nourrit d’une approche davantage scientifique qu’artistique. Elle a néanmoins le mérite d’avoir réaffirmé un constat dénonciateur sur notre ère anthropocène, et ce dans un pays où la liberté d’expression s’est montrée limitée ces dernières années. Cette ville dans l’attente d’une secousse sismique de magnitude historique aura en somme été quelque peu ravivée par la biennale, loin de la force et excellence escomptée, mais au souffle novateur apprécié.

La découverte, surprise et inopinée, de la rétrospective « Sen söyle » de Cara Töyle, au musée d’Istanbul Modern, temporairement délocalisé, vient parfaitement s’ancrer dans cette volonté de compréhension de la nature et de sa manipulation par l’homme. Un écho parfait à la mission fixée par Nicolas Bourriaud, qui fait regretter une meilleure harmonisation et résonance entre ville et biennale.

Alexia Pierre


INFOS PRATIQUES

Istanbul Bienali 16e édition

Yedinci Kita

Du 14 septembre au 10 novembre 2019